L’arrêt, mercredi, du transit du gaz russe via l’Ukraine risque d’avoir un impact disproportionné sur la Moldavie. Le pouvoir russe semble même prêt à sacrifier ses alliés en Transnistrie, ultra-dépendant du gaz russe, si cela peut permettre de déstabiliser le gouvernement pro-Européen de la présidente Maia Sandu.
Plus de chauffage ni d’eau chaude en Transnistrie. Les autorités de cette région séparatiste pro-russe en Moldavie ont confirmé à CNN, mercredi 1er janvier, que la fin du transit de gaz russe par l’Ukraine avait eu des conséquences drastiques et immédiates. Une crise humanitaire d’ampleur serait en train de se dessiner pour les quelque 300 000 personnes qui y vivent.
"La Moldavie est, avec la Slovaquie, l’une des principales victimes de l’arrêt du transit de gaz russe par l’Ukraine. Pour les autorités à Chisinau, c’est non seulement économiquement très important, mais c’est en outre potentiellement le début d’une crise politique majeure", affirme Ryhor Nizhnikau, spécialiste des relations russo-moldaves au Finnish Institute of International Affairs, en Finlande.
Transnistrie "accro" au gaz russe
Comment la Moldavie, qui a déclaré l'état d'urgence énergétique mi-décembre, devient-elle aujourd'hui une victime collatérale de la fin de l’accord ukraino-russe qui permettait d’arroser de gaz russe une partie de l’Europe depuis des décennies ? Certes, cette petite république des Balkans coincée entre la Roumanie et l’Ukraine dépendait surtout des hydrocarbures russes depuis son indépendance en 1991. Mais depuis 2022, elle a fourni d'importants efforts pour couper ce cordon énergétique et "la Moldavie n’est plus directement dépendante du gaz russe et n’en a plus importé depuis un certain temps", assure Stefan Wolf, politologue à l’université de Birmingham et spécialiste des questions de sécurité internationale, notamment dans la région des Balkans.
Le gouvernement pro-européen de la présidente Maia Sandau avait semble-t-il fait le nécessaire pour éviter un "chantage énergétique" russe. C’était sans compter avec la Transnistrie. Cette région sous influence de Moscou, qui y maintient une présence militaire depuis 1992, est restée "accro" aux hydrocarbures que la Russie lui vendait à prix cassé.
Le gaz russe fait tourner, notamment, la centrale électrique de Kuchurgan en Transnistrie, qui fournit 70 % de l’électricité pour l’ensemble de la Moldavie. Les autorités moldaves peuvent ainsi craindre de subir des coupures de courant malgré leurs efforts de diversifications énergétiques.
Certes, "la centrale vient de basculer au charbon et devrait pouvoir continuer à tourner pendant encore 50 jours", précise Stefan Wolf. De quoi laisser le temps au pouvoir moldave d’acheter de l’électricité ailleurs, "notamment en Roumanie", estime Ryhor Nizhnikau.
Mais le prix ne sera pas le même. Le gaz russe qui arrivait en Transnistrie avait l'avantage d'être bien en dessous des prix du marché. "Le problème pour la Moldavie n’est pas une question de quantité d’énergie disponible, mais d’une hausse importante de la facture d’électricité", souligne Ryhor Nizhnikau.
Flambée du prix de l'électricité ?
C'est là que le sujet devient éminemment politique : "Il va y avoir des élections législatives en 2025, et la préoccupation première des électeurs est déjà le coût de la vie. La question est de savoir qui les électeurs vont blâmer pour la hausse à venir du prix de l’électricité. La Russie va tout faire pour que Maia Sandu soit perçue comme la responsable", explique Ryhor Nizhnikau.
Après la fin de la livraison de gaz russe, il faut s'attendre à "des campagnes russes de désinformation pour tenter d’affaiblir le soutien populaire au Parti action et solidarité de Maia Sandu", affirme Dumitru Minzarari, spécialiste des questions de sécurité au Baltic Defense College, en Estonie. "La Russie va peut-être envoyer de l’aide ou de l’argent à la population en Transnistrie afin de faire croire qu’ils sont les seuls à aider cette région", ajoute Ryhor Nizhnikau.
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Pour cet expert, la propagande russe a une carte à jouer dans cette histoire. Car la fermeture du robinet à gaz via l’Ukraine n’est pas qu’une décision russe. Les Ukrainiens ne voulaient pas renouveler ce contrat afin que la Russie ne puisse pas financer son effort de guerre grâce à un gazoduc passant par leur territoire. Une réalité que Moscou pourra tenter de tordre à son avantage afin de soutenir que c’est l’Ukraine et, donc l’Occident, qui l’empêche de livrer du gaz à la Moldavie.
Politiquement, cette décision pourrait coûter cher aux autorités pro-russes en Transnistrie. "Sans gaz russe, c’est toute cette région qui risque de s’effondrer économiquement, et les institutions séparatistes en place risquent d'être emportées par la crise", affirme Ryhor Nizhnikau. Ces hydrocarbures "étaient essentiels pour l’économie régionale, tournée vers l’exportation d’énergie. Ce sont ces entreprises exportatrices qui garantissaient l’emploi et les recettes fiscales. Il y a donc clairement un risque d’effet boule de neige : une crise humanitaire, doublée d’une crise économique qui peut accoucher d’une crise politique", détaille Stefan Wolff.
Moscou prêt à sacrifier les séparatistes pro-russes en Transnistrie
Que faire alors de cette région ? Une question délicate pour Maia Sandu. La réintégration complète au pays de cette enclave indépendantiste a toujours été un objectif affiché par Chisinau, mais concrètement "c’est quasiment impossible à faire", craint Ryhor Nizhnikau. La Moldavie, pays le plus pauvre d'Europe, peut-elle se permettre économiquement de réintégrer une région mal en point ? Quid des bases russes encore présentes ? La Moldavie "ne pourra jamais intégrer la région sans faire partir les troupes russes", estime Dumitru Minzarari.
Enfin, "ajouter environ 300 000 nouveaux votants au corps électoral [jusqu’alors les habitants de Transnistrie pouvaient voter, mais il n’y avait pas de bureau de vote officiel dans la région séparatiste, NDLR] avant les élections législatives n’est probablement pas dans l’intérêt du parti au pouvoir", note Stefan Wolff. Une part non négligeable de la population de Transnistrie demeure pro-russe.
Selon lui, la réintégration de la Transnistrie devrait se faire à terme, mais pas avant les élections. Ce qui pose un autre problème : si Maia Sandu ne donne pas l’impression de tendre la main aux populations de la région séparatiste, cela pourrait également lui coûter politiquement. "Il n’y a pas de bon scénario pour elle", conclut Ryhor Nizhnikau.
Instaurer le chaos politique dans un pays qui espère intégrer l’Union européenne, "c’est pour ça que la Russie semble prête à sacrifier les autorités pro-russes actuellement en place en Transnistrie", estime Stefan Wolff.
Pour Dimitru Minzarari, Moscou espère même faire coup double : "Le pari de la Russie est que l’hiver sera suffisamment doux pour que l’arrêt de la fourniture de gaz n’entraîne pas le scénario catastrophe aboutissant à un effondrement économique et politique en Transnistrie", affirme-t-il. Auquel cas, la seule conséquence durable de cette crise du gaz serait la hausse des prix de l’électricité, "qui va avoir un coût politique et social désastreux pour le parti au pouvoir et Maia Sandu et pourrait ouvrir la voie à une majorité pro-russe au Parlement lors des prochaines élections"