Une conférence internationale sur la lutte contre l’antisémitisme se déroulera fin mars à Jérusalem. Pour la première fois, des dirigeants et eurodéputés d’extrême droite européens sont invités à y prendre la parole. Une présence condamnée par de nombreux spécialistes de la question qui ont choisi de ne pas y participer.
L’Espagnol Hermann Tertsch (Vox), le Serbe Milorad Dodik (entité serbe de Bosnie), le Suédois Charlie Weimers (Démocrates de Suède), la Hongroise Kinga Gal (Fidesz), le Français Jordan Bardella (Rassemblement national) et sa compatriote Marion Maréchal (Identité-Libertés) … Le point commun de ces figures de proue de l’extrême droite européenne ? Toutes sont invitées à la conférence internationale de lutte contre l’antisémitisme les 26 et 27 mars à Jérusalem, en Israël. Une première dans l’histoire de ce forum réputé qui n’en finit plus de provoquer des désistements en cascade.
"Pour être honnête, je m'attendais à ce qu'il y ait des représentants d’extrême droite mais pas qu’ils seraient au cœur de l’évènement, explique David Hirsh, professeur de sociologie à Goldsmiths, un établissement de l'université de Londres et directeur académique du Centre pour l'étude de l'antisémitisme contemporain de Londres qui s'est désisté. J’aurais pu participer s’ils avaient été minoritaires mais il est dangereux d’avoir ce genre de discours au milieu de celui de chercheurs car cela peut embrouiller l’esprit des gens".
Au Royaume-Uni, Lord John Mann, qui siège à la Chambre des lords, a estimé que son pays n’avait rien "à apprendre de ces personnages sur la lutte contre l’antisémitisme". Ephraim Mirvis, le grand rabbin du Royaume-Uni, s’est lui aussi décommandé, selon le Jerusalem Post. En France, Bernard-Henri Lévy, qui devait prononcer le discours d’ouverture de l’évènement organisé par le ministre israélien de la Diaspora, Amichai Chikli, a également jeté l’éponge en apprenant la présence du président du RN et de la petite-fille du défunt Jean-Marie Le Pen.
C’est aussi le cas de Felix Klein, commissaire du gouvernement allemand pour la vie juive et la lutte contre l’antisémitisme, et de Volker Beck, président de la Société d’amitié Allemagne-Israël (DIG). "La lutte contre l’antisémitisme et la solidarité avec l’État juif et démocratique doivent être l’enjeu de tous les courants démocratiques. Je ne trouve pas cette approche reflétée dans ce programme. Si nous nous associons à des forces d’extrême droite, nous discréditons notre cause commune. Cela va également à l’encontre de mes convictions personnelles et cela aura un impact négatif sur notre lutte contre l’antisémitisme au sein de nos sociétés", a publié sur X l’ancien parlementaire.
The fight against antisemitism and solidarity with the Jewish and Democratic State must be the issue of all democratic currents.
— Volker Beck 🐋 🇺🇦🇮🇱🎗️ (@Volker_Beck) March 14, 2025
I do not find this approach reflected in this program.
1/2https://t.co/3m1wHHRMqK
Une "faute politique"
Pour l’historien Marc Knobel, qui a participé à cette conférence à de nombreuses reprises, "c’est une faute politique. Lorsqu’on parle d’antisémitisme, il faut le faire avec ceux qui travaillent sur le sujet : les historiens, les sociologues, les journalistes. Il est tout à fait possible d’inviter des politiques mais pas des dirigeants d’extrême droite dont l’histoire a été minée par l’antisémitisme pendant de nombreuses années même si certains ont pu évoluer sur la question."
Ces partis politiques, qui siègent ensemble au Parlement européen sous la bannière des Patriotes pour l'Europe présidé par Jordan Bardella, partagent valeurs et combats. "Ils ont des points communs sur les questions de sécurité, la lutte contre l'immigration, précise Mark Knobel. Et quand on s’intéresse à l’antisémitisme, il faut regarder les projets de société proposés. Il faut donner la parole à des personnes qui partagent des valeurs démocratiques." Un avis partagé par David Hirsh. "Il est clair pour moi que la pensée antidémocratique est un terrain fertile pour l’antisémitisme et que la meilleure façon de saper l’antisémitisme est de soutenir la pensée, les mouvements et les États démocratiques."
Élus démocratiquement, les partis d’extrême droite européenne sont nés du fascisme et de l’antisémitisme. Le Rassemblement national est l’émanation du Front national de Jean-Marie Le Pen, créé en 197 par les néofacistes et d’anciens Waffen SS, tous membres de l’Ordre Nouveau. Lors de son règne, "Le Menhir" a multiplié les dérapages antisémites et les négations de crimes contre l’humanité. "Durafour crématoire", les chambres à gaz "point de détail de l’histoire de la Deuxième Guerre mondiale", "on en fera une fournée" à propos d’artistes de confession juive.... Des propos qui lui ont valu de multiples condamnations judiciaires.
Un passé dont l’actuel Rassemblement national tente de s’éloigner depuis de nombreuses années. "Il est évident que le RN d'aujourd'hui n'est pas le Front national d’hier avec les scories antisémites et négationnistes de Jean-Marie Le Pen bombardées quasiment tous les trois mois", rappelle Marc Knobel. Ils ont compris politiquement que s'ils voulaient lifterleur image et se ‘détabouiser’, au moins en ce domaine, ils devaient changer."
S'éloigner de l'image de Jean-Marie Le Pen
Si la "dédiabolisation" du Front national a débuté dès la fin des années 1980, ce n’est qu’à partir de 2010 que le grand virage s’amorce. Marine Le Pen brigue alors la tête du parti et fait tout pour se distinguer de l’image sulfureuse de son père qu’elle finira par exclure en 2015. Elle se positionne en héraut de la lutte contre antisémitisme. En décembre 2010, elle dénonce des "quartiers" dans lesquels "il ne fait pas bon être femme, ni homosexuel, ni juif, ni même français ou blanc."
Depuis les massacres du 7-Octobre, Marine Le Pen devenue soutien inconditionnel d'Israël, ne cesse de dénoncer le "nouvel antisémitisme". En novembre 2023, flanquée de ses députés, la candidate malheureuse à la présidentielle a battu le pavé parisien lors de la marche contre l’antisémitisme quand Emmanuel Macron brillait par son absence et la France Insoumise refusait d’y participer.
À la veille des élections législatives de juillet 2024, comme le rappelle Maurice Szafran dans un éditorial publié dans Challenges, l’historien Serge Klarsfeld a provoqué un "électrochoc" en appelant à voter RN. "J’ai constaté une évolution très nette avec l’arrivée de Marine Le Pen [à la tête du RN] en ce qui concerne l’antisémitisme. Elle affirme une solidarité vis-à-vis des Juifs et une solidarité vis-à-vis de l’État d’Israël. Dans les périodes difficiles, il faut des alliés. Pour moi, un parti d’extrême droite ne peut être appelé d’extrême droite que s’il est anti-juif", avait déclaré le "chasseur de nazis", provoquant une vive polémique en France.
Simple ripolinage ou réel changement ? Malgré de multiples dérapages des candidats RN lors des dernières élections européennes et législatives, le parti, désormais présidé par Jordan Bardella, affirme être un rempart contre l’antisémitisme en France. "Certaines déclarations, appartenant au passé, ont pu susciter un émoi légitime", a-t-il déclaré dans une interview au Journal du dimanche. Et d'ajouter que Marine Le Pen "s’en est toujours dissociée " et qu'elle "a cherché à faire du mouvement un "bouclier" pour nos compatriotes juifs face à la montée de l’islamisme ".
Cette dédiabolisation, menée tambour battant ces dernières années, a porté ses fruits au-delà des frontières. Le RN, longtemps non grata en Israël, n’est plus un paria. Il a même été adoubé par cette invitation à la conférence où Jordan Bardella doit s’exprimer sur l’antisémitisme en France depuis le 7-Octobre. "C’est une grande victoire pour le Rassemblement National, reconnait David Hirsh. Mais je ne pense pas qu'Israël devrait leur donner ce genre de tampon d'approbation 'non antisémites'. Je ne dis pas qu'ils sont sémites mais simplement que ce n'est pas à l'État d'Israël de leur donner une sorte de tampon kasher à ramener en France pour les élections."
Pour Israël, "juger sur le présent plutôt que sur le passé"
Si le gouvernement israélien n’a fait aucun commentaire officiel malgré les sollicitations de France 24, certaines figures de premier plan ont esquissé des réponses. "Il est important que la lutte contre l'antisémitisme englobe tous les camps politiques, de la gauche à la droite... Ceux qui continuent à défendre des points de vue antisémites n'ont évidemment pas leur place dans les conférences contre l'antisémitisme. En revanche, ceux qui affirment avoir changé d'opinion à l'égard des juifs méritent certainement d'être entendus", a publié sur Facebook, l’ancien ministre israélien de l’Intérieur Natan Sharansky.
Une politique de la main tendue confirmée par Daniel Pomerantz, expert en droit international et PDG de l'ONG RealityCheck. "Nous savons qu'un certain nombre de personnes invitées à la conférence, et certains des partis qu'elles représentent, ont fait des efforts pour se distancier de leur passé antisémite au cours des dernières années. Il se peut que le gouvernement israélien s'efforce de juger les dirigeants européens sur leur présent plutôt que sur leur passé, et d'encourager ce qui semble être une tendance croissante à s'éloigner des philosophies antisémites, explique t-il. Après tout, l'Allemagne, qui a eu un passé très problématique, est maintenant l'un des alliés les plus forts d'Israël et une voix de premier plan contre l'antisémitisme mondial. La leçon de l'Histoire est que les gens et les pays changent, et il est important d'encourager de tels changements lorsque des opportunités se présentent".
Derrière ce changement de paradigme, un homme : le ministre de la Diaspora Amichai Chikli, membre du Likoud, le parti du Premier ministre Benjamin Netanyahu, et suprémaciste assumé. "Nous n’avons pas affaire à un tendre, affirme Marc Knobel. Il a tenu des propos polémiques en Israël sur l’Autorité palestinienne, sur les homosexuels... Il a pris la décision d’inviter ces partis d’extrême droite, certainement en concertation avec le ministre des Affaires étrangères Gideon Saar, car Israël est isolée diplomatiquement. En France, la gauche étant très critique à l’égard de la politique actuelle d’Israël - je ne parle pas de l’extrême gauche qui flirte avec l’antisémitisme - ils ont considéré qu’il fallait ouvrir le spectre politique. Ils essayent de trouver des alliés là où ils peuvent."
Rompre avec l’isolement international post 7-Octobre
Le 7-Octobre a été un véritable tournant pour Israël sur la scène internationale. "Il se peut aussi qu'Israël cherche à construire des ponts vers tous les côtés de l'échiquier politique européen, ajoute Daniel Pomerantz. Il convient de noter que Macron a adopté des positions particulièrement dures à l'encontre d'Israël depuis le massacre du 7 octobre 2023. Certains politiciens de droite en France ont indiqué une plus grande sympathie envers les besoins critiques d'autodéfense d'Israël. Une invitation israélienne à un dirigeant ne doit pas être considérée comme un signe d'approbation, mais comme celui d'un engagement de grande envergure, ainsi que d'optimisme quant à une meilleure direction à l'avenir".
En février, le Likoud est devenu le premier parti non européen à devenir officiellement membre observateur des Patriotes au Parlement européen. Un groupe composé de partis de droite et extrême droit comme le RN, le Fidesz de Viktor Orban, le FPÖ autrichien, la Ligue de Matteo Salvini et les Espagnols de Vox.
We warmly welcome the @Likud_Party as an Observer Member.
— Patriots.eu (@PatriotsEU) February 9, 2025
Together, we will strengthen our bonds and promote our shared values of democracy, freedom, and cultural heritage. pic.twitter.com/BEVSIaZMmY
Le ministre israélien des Affaires étrangères Gideon Saar a même autorisé ses ambassades en France, Suède et Espagne à communiquer avec les partis d’extrême droite, dévoilait The Times of Israel. "Nous examinons leur attitude envers Israël et le soutien qu’ils lui témoignent. Nous examinons également leur attitude à l’égard de l’antisémitisme, de la négation de la Shoah et d’autres questions similaires", avait-il alors expliqué. À ce jour, tout contact avec l’Alternative pour l’Allemagne (AfD) et le Parti de la liberté autrichien (FPÖ) restent officiellement interdits.
"Amichai Chikli a invité des personnes qui sont dans son espace politique, rappelle David Hirsh. Mais il y a aussi un aspect plus pragmatique : il faut accepter les rares soutiens pour l’État d’Israëly compris la rhétorique de certains partis populistes de droite. Tous sont d’accord pour dire qu’Israël est une implantation des valeurs européenne au Moyen-Orient, qu’Israël est incroyablement fort et violent contre les Arabes et les musulmans. Certains populistes adorent cette fausse image. Mais l'ennemi de mon ennemi n'est pas nécessairement mon ami et les musulmans ne sont pas l'ennemi des juifs, ni de la démocratie".
Une affirmation que le directeur du Centre d’étude de l'antisémitisme contemporain de Londres a longuement développé dans sa déclaration de retrait de la conférence des 26 et 27 mars à Jérusalem. "L'antisémitisme islamiste et les mouvements islamistes sont des ennemis redoutables, tout comme le sont les antisémitismes chrétiens, de droite et de gauche. L'ennemi est un ennemi politique, pas un ennemi religieux ou racial. Nous devons adopter une politique démocratique ouverte à tous, et non pas une politique qui, comme l'antisémitisme lui-même, condamne les gens arbitrairement et irrémédiablement dans le camp de l'ennemi", écrit-il.
Reste qu’un fossé semble se creuser entre le gouvernement israélien et sa diaspora. Le spectre de l’Holocauste et de ses 6 millions de victimes juives plane toujours sur les communautés européennes. Gilad Kariv, président de la Commission de l'immigration, de l'intégration et des affaires de la diaspora de la Knesset, a fait part de son indignation. "Inviter des représentants de partis extrémistes aux racines antisémites sape les fondements de la lutte israélienne, juive et internationale contre l'antisémitisme", a écrit le député dans une lettre adressée à Benjamin Netanyahu, à Gideon Saar et à Amichai Chikli. "Elle nuit aux relations d'Israël avec les communautés juives de la diaspora et peut nuire aux relations stratégiques d'Israël avec ses alliés occidentaux et avec des partis politiques de premier plan", a-t-il ajouté selon Haaretz.
Le Dr Ariel Muzicant, président du Congrès juif européen (CJE), s'en est lui pris directement à Amichai Chikli, parlant même de trahison. "Cette conférence de Chikli est un problème majeur pour les communautés juives d’Europe. Cela nuit à l’existence juive dans la diaspora. C’est comme si des membres du gouvernement israélien nous poignardaient dans le dos", a-t-il écrit dans une lettre envoyée au Jerusalem Post.
Un malaise ressenti par Mark Knobel. "J'ai l'impression que les Israéliens font fi de ce qu'un certain nombre de juifs de la diaspora ressentent, à savoir de l'inquiétude par rapport à l'extrême droite, regrette l’historien. Les Français de confession juive n'ont pas les mêmes opinions sur ce qui se passe en Israël, ne votent pas de la même manière lors des élections ici, ne pensent pas la même chose, ne vivent pas dans les mêmes quartiers. Je n'ai pas envie de participer à une instrumentalisation, que ce soit d'un côté ou de l'autre. La lutte contre l'antisémitisme est une chose sérieuse. L'antisémitisme est multiforme. Je n'ai pas besoin d'entendre la leçon que Bardella voudra nous donner en la matière."
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