Géorgie

En rupture avec l'Union européenne, la Géorgie fait démonstration d'allégeance à la Russie

Auteur: Étienne BOUCHE Source: France 24::
Octobre 24, 2024 at 10:21
Le résultat des élections législatives du 26 octobre s'annonce déterminant pour l'avenir politique de la Géorgie. © Studio graphique FMM
Le résultat des élections législatives du 26 octobre s'annonce déterminant pour l'avenir politique de la Géorgie. © Studio graphique FMM
De notre envoyé spécial en Géorgie – Sous l’influence de l’oligarque Bidzina Ivanichvili, l’État géorgien accélère sa prise de distance avec l’Union européenne, condamnant ouvertement un Occident présenté comme hostile et belliciste. Une manœuvre politique qui s’opère au bénéfice de Moscou, à la veille d’élections législatives déterminantes.

Il faut observer la vie du quartier de Sololaki pour prendre la mesure de l'étrange schizophrénie qui imprègne l'atmosphère de Tbilissi : les Russes exilés déambulent dans des rues saturées de graffitis les enjoignant de rentrer chez eux. À ces milliers de "relocalisés" – ceux qui ont fui leur pays après le déclenchement de la guerre en Ukraine – s'ajoutent les très nombreux touristes venus – sans visa – de Russie, alors que l'invasion de l'Ukraine n'a fait qu'attiser l'animosité à l'égard de "l'occupant" qui, en 2008, a pris le contrôle de l'Abkhazie et l'Ossétie du Sud. Ces deux régions frontalières, perdues à l'issue de la "guerre de cinq jours", se trouvent toujours sous occupation russe.

Que le sujet reste très douloureux pour les Géorgiens n'a pas empêché le milliardaire Bidzina Ivanichvili, l'homme fort de Tbilissi depuis une décennie, de présenter des excuses, le mois dernier, à l'Ossétie du Sud : dans une déclaration qui a stupéfait, le dirigeant officieux du pays, maître véritable du gouvernement, a attribué la responsabilité de cette débâcle à l'administration du président alors en exercice, Mikheïl Saakachvili, et à des "forces extérieures" – autrement dit, les alliés occidentaux de cet ardent promoteur d'un rapprochement avec les pays occidentaux. La Russie s'en retrouvait ainsi dédouanée. Cette lecture des faits, calquée sur celle véhiculée par Moscou, n'a fait que confirmer l'orientation pro-Kremlin soutenue par le clan Ivanichivili, à une poignée de semaines des élections parlementaires, qui se tiendront le 26 octobre.

 

Un contrôle accru de la société civile

"Le gouvernement a enfin retiré son masque européen", observe Nikoloz Guilaouri, Premier ministre de 2009 à 2012, pour lequel les dernières années ont achevé de mettre au jour la duplicité du pouvoir actuel. Si le parti Rêve géorgien (RG), fondé par Bidzina Ivanichvili, a toujours revendiqué la perspective européenne comme ligne directrice, ses actes contredisent cet objectif supposé. En dépit d'une puissante mobilisation de la société civile contre le texte, RG a imposé sa loi sur "l'influence étrangère", qui impose à toute organisation percevant au moins 20 % de ses ressources financières de l'étranger de s'enregistrer administrativement comme "organisation poursuivant les intérêts d'une puissance étrangère".

Un graffiti pro-européen sur l'avenue Roustavéli à Tbilissi, le 7 septembre 2024.
Un graffiti pro-européen sur l'avenue Roustavéli à Tbilissi, le 7 septembre 2024. © Étienne Bouche, France 24

 

L'europhile présidente Salomé Zourabichvili y avait opposé son veto, en vain. Finalement adoptée début juin, la loi suscite d'autant plus le rejet qu'elle apparaît directement inspirée de celle sur les "agents de l'étranger" promulguée en Russie en 2012 – au point d'avoir été baptisée "loi russe" par ses détracteurs. Début octobre, le parlement géorgien a passé une autre loi à la filiation russe manifeste – un texte sur les "valeurs familiales" qui pénalise, entre autres, la "propagande des relations homosexuelles". Dans cette ancienne république soviétique, l'opposition et les ONG redoutent que ces coups de force législatifs préfigurent un contrôle accru de la société civile par l'État et un retour inexorable dans l'orbite de Moscou, que le pouvoir s'emploie à ne jamais nommer. "Dans les discours de Rêve géorgien, la Russie est l'éléphant dans la pièce que tout le monde feint de ne pas voir", résume Nikoloz Guilaouri.

 

"Des élections de moins en moins démocratiques"

Si l'adoption de ces lois contestées a levé les doutes sur les intentions réelles de Bidzina Ivanichvili, homme d'affaires ayant bâti sa fortune en Russie, cet éloignement des standards politiques européens s'est opéré de façon progressive. Conscient que l'arrimage à l'Ouest constituait une aspiration très majoritaire dans la population, Ivanichvili a d'abord avancé prudemment. Après le départ en 2013 du président Saakachvili, la relation avec l'Union européenne (UE) demeure l'argument électoral incontournable. En 2014, la Géorgie et l'UE signent un accord d'association qui entérine le libre-échange avec les pays membres. La Russie, rivée sur l'Ukraine, laisse faire. Certains observateurs trouvent à Ivanichvili une ressemblance avec l'ancien président ukrainien Viktor Ianoukovitch (2010-2014) : pour l'un comme pour l'autre, la politique de marchandage entre Ouest et Est assure la longévité personnelle.

Une affiche électorale du parti Rêve géorgien sur laquelle figurent les étoiles du drapeau européen, le 10 septembre 2024 à Batoumi.
Une affiche électorale du parti Rêve géorgien sur laquelle figurent les étoiles du drapeau européen, le 10 septembre 2024 à Batoumi. © Étienne Bouche, France 24

 

"Pendant des années, Ivanichvili donnait des gages à la fois aux Russes et aux Occidentaux, tout en renforçant en parallèle son emprise sur les institutions et l'économie géorgiennes", écrit le chercheur Thorniké Gordadzé dans une note pour l'Institut français des relations internationales (Ifri). "Cette politique a permis à Ivanichvili d'établir un contrôle total sur le système judiciaire et de répression, de purger sa coalition des éléments les moins dociles, et d'organiser les élections de façon de moins en moins démocratiques sans qu'elles soient vraiment dénoncées par Bruxelles." Dans le pays, la liberté de la presse s'est aussi sensiblement comprimée, selon l'ONG Reporters sans frontières.

 

La relation avec l'UE sabordée

Lorsqu'en 2022, Moscou déclenche sa guerre totale contre l'Ukraine, l'État géorgien fait le choix de ne pas se joindre aux sanctions économiques infligées à la Russie. Il avait préalablement rétabli les liaisons aériennes avec son grand voisin et facilité les relations économiques. "Les grandes orientations politiques du parti [Rêve géorgien] dépendent très largement de la sauvegarde des intérêts financiers et personnels de M. Ivanichvili, qui gère le parti comme son entreprise et ses membres comme ses employés", analyse Thorniké Gordadzé, qui fut ministre d'État chargé de l'intégration européenne et euro-atlantique (2010-2012).

Les Européens, pourtant, envoient un signal fort à la Géorgie en lui accordant, en décembre 2023, le statut officiel de candidat à l'UE, première étape vers une possible adhésion. "Ivanichvili n'a pas pu aller contre les attentes de la population. Seulement, il comprend aussi que l'application des standards politiques européens menaçait son monopole et qu'il pouvait perdre le pouvoir", interprète David Darchiachvili, directeur du Centre d'études russes, un think-tank établi à Tbilissi. Selon ce professeur, c'est la volonté de conserver les rênes du pays qui a encouragé Ivanichivili, sans autre fonction officielle que président d'honneur de son parti, à saborder la relation avec l'UE.

 

Des Géorgiens manifestent devant le Parlement à Tbilissi, le 8 septembre 2024.
Des Géorgiens manifestent devant le Parlement à Tbilissi, le 8 septembre 2024. © Étienne Bouche, France 24

 

Les thèmes imposés par Rêve géorgien dans cette campagne électorale traduisent la trajectoire russe retenue par le pouvoir. Le parti se pose en défenseur des valeurs nationales traditionnelles comme prétendu rempart à des lubies sociétales venues d'Occident, et soutient la valorisation de l'orthodoxie comme élément constitutif de l'identité géorgienne – il fut question, cet été, d'en faire une religion d'État. Une stratégie susceptible de rallier la composante conservatrice de la société, en particulier en dehors de la capitale, plus politisée.

Enfin, RG entend apparaître comme le garant de la stabilité dans le Caucase : lui apporter sa voix reviendrait à "voter contre la guerre", analyse le site d'information Civil Georgia. Le parti au pouvoir fait de l'opposition et des Occidentaux l'incarnation du "parti global de la guerre" désireux de provoquer une confrontation directe avec la Russie, qui occupe déjà un cinquième du territoire. "Un argument qui fonctionne", reconnaît Nikoloz Guilaouri, même si à terme, juge-t-il, "jouer sur les peurs sans évoquer l'avenir du pays n'est pas une stratégie victorieuse".

 

Un pays stratégique pour la Russie

N'étant pas parvenu à saper l'attractivité de l'Europe auprès de la très grande majorité, le parti au pouvoir s'est chargé de dégoûter l'Europe de la Géorgie. Lassée du jeu de dupes, l'Union européenne a avait fait savoir, après l'adoption de la loi sur "l'influence étrangère", que le processus d'adhésion de la Géorgie à l'UE était "de facto" suspendu, et annoncé le gel d'une enveloppe de 30 millions d'euros qui lui était destinée. À Bruxelles, les élections parlementaires du 26 octobre sont jugées cruciales car susceptibles de valider le tournant autoritaire géorgien. Sous pression, opposition et société civile ont été visées par des actes d'intimidation, tandis que Rêve géorgien, sur le modèle russe, a mobilisé les "ressources administratives" pour influencer le scrutin. "Une partie de l'électorat votera pour lui pour des raisons pragmatiques ou mercantiles car le système repose sur des mécanismes de loyauté", précise David Darchiachvili.Les autorités de Tbilissi ont déjà agité le spectre d'une tentative de déstabilisation orchestrée depuis l'étranger – en instrumentalisant les partis d'opposition, les Occidentaux chercheraient, selon le discours officiel, à provoquer un "Maïdan géorgien", référence au basculement politique ukrainien ayant entraîné en 2014 la chute du président Ianoukovitch. Des avertissements repris en chœur à Moscou, notamment par Sergueï Narychkine, chef des renseignements extérieurs russes. L'affaire est importante : pour le Kremlin, la Géorgie fait figure de pays stratégique permettant de contourner les sanctions économiques.

 

À Batoumi, un bureau du Mouvement national uni, parti de Mikheïl Saakachvili, le 11 septembre 2024.
À Batoumi, un bureau du Mouvement national uni, parti de Mikheïl Saakachvili, le 11 septembre 2024. © Étienne Bouche, France 24


Signe de la fébrilité à Tbilissi, le Premier ministre Irakli Kobakhidzé a indiqué qu'en cas de victoire aux législatives, les partis d'opposition seraient interdits, y compris le plus important, le Mouvement national uni de Mikheïl Saakachvili, en prison depuis trois ans. "En réalité, tous ces partis ne forment qu'une seule force politique – le Mouvement national collectif. Ils sont directement liés les uns aux autres, ce qui peut être prouvé légalement", a dit le chef du gouvernement. "Par conséquent, la procédure légale ou le recours [contre eux] serait adéquatement justifié, et il sera prouvé que le Mouvement national collectif sert des objectifs criminels".

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