C'était autrefois une ville de 60 000 habitants. Aujourd'hui Pokrovsk, située au cœur de la région industrielle de Donetsk, est une cité fantôme, en ruines et vidée de ses habitants évacués devant l'avancée inexorable des troupes russes.
Débutée il y a un an et demi, la "bataille de Pokrovsk" fait s'affronter les soldats des deux camps dans un combat urbain acharné, bâtiment par bâtiment. Mercredi 5 novembre, la Russie a affirmé avoir complètement encerclé les dernières poches de résistance ukrainiennes.
Si ces affirmations ont été démenties par Kiev, des forces spéciales ukrainiennes ont été dépêchées en renfort le week-end dernier pour mener une "opération complexe" destinée à chasser les Russes infiltrés dans la ville.
"La prise de Pokrovsk pourrait ouvrir la voie à de futures offensives russes vers Kramatorsk ou Sloviansk ainsi que vers l'Ouest en direction de Pavlohrad", explique Maria Engqvist, analyste et directrice du programme d'études sur la Russie et l'Eurasie de l'Agence suédoise de recherche sur la défense. "Par ailleurs, la conquête de cette ville constituerait une victoire symbolique pour la Russie, la plus importante depuis Avdiivka en 2024. Ce qui aurait des implications politiques pour les deux camps", conclut l'experte.
La "ceinture fortifiée" menacée
Si la Russie met toutes ses forces dans la bataille, c'est que Moscou considère la ville comme un tremplin crucial pour sécuriser les 20 % restants de la région de Donetsk qui échappent encore à son contrôle. Pour y parvenir, les forces russes doivent franchir la "ceinture fortifiée", une ligne de défense érigée par Kiev le long d'une chaîne de villes s'étendant du nord au sud, de Sloviansk à Kostiantynivka.
Ancienne artère du cœur industriel de l'Union soviétique, la zone est constituée de nombreuses aciéries et usines, que l'Ukraine a mis plus d'une décennie à transformer en bastions militarisés. Mais si Pokrovsk venait à tomber, les autres grandes villes de la région seraient alors vulnérables à un encerclement.
Cependant, Emil Kastehelmi, analyste militaire au Black Bird Group, basé en Finlande, estime que la perte de Pokrovsk ne constituerait pas en soi une menace existentielle pour la ligne de défense ukrainienne de Donetsk.
"Il est clair que si les Russes parviennent à s'emparer de Pokrovsk et de Myrnohrad, ils pourront alors poursuivre leur offensive. Mais si l'on regarde la carte, la prise de Pokrovsk ne signifie pas que les Russes disposeront d'une voie d'accès nettement améliorée vers les dernières villes clés. Elles sont encore relativement éloignées et les Russes devront conquérir beaucoup de territoire avant d'être en mesure de les menacer. Ni Sloviansk, ni Kramatorsk ne seront alors dans une situation vraiment critique", analyse l'historien militaire.
Assauts dispersés
Plus que la perspective de la chute de Pokrovsk, c'est la manière dont les troupes russes ont réussi à infiltrer les défenses de la ville qui devrait inquiéter les Ukrainiens, explique Emil Kastehelmi. Face aux lourdes pertes enregistrées par les colonnes mécanisées de chars et de véhicules blindés, détruits par des mines et des drones ukrainiens, les stratèges militaires russes ont changé leur fusil d'épaule.
"Dans le contexte actuel, où le champ de bataille peut être scanné numériquement en profondeur, il est vraiment difficile de mener des assauts mécanisés massifs. Si les Russes tentent de concentrer leurs forces mécanisées à un endroit précis, ils seront très probablement repérés et même touchés avant d'avoir pu atteindre leur cible", détaille Emil Kastehelmi.
Devant ce champ de bataille de plus en plus transparent, soumis au regard permanent des drones adverses, les Russes ont donc privilégié le déploiement de petites escouades d'infanterie – composées de seulement trois à cinq fusiliers, parfois à moto – pour infiltrer la ville vidée de ses habitants.
Michael Kofman, analyste militaire et chercheur principal au sein du programme Russie et Eurasie de la Fondation Carnegie, juge que "le déficit structurel de main-d'œuvre" de l'armée ukrainienne a rendu la défense de la ville de plus en plus vulnérable à ces assauts dispersés.
"Les forces russes se sont adaptées en se concentrant sur des tactiques de petits groupes d'infanterie, des assauts motorisés légers et des missions d'infiltration. Cette approche a été coûteuse, mais cela a permis de mener cette offensive rampante", explique-t-il.
Pour appuyer cette nouvelle stratégie, la Russie a également déployé des unités d'élite spécialisées dans la guerre des drones "qui ont progressivement déplacé la zone d'engagement des drones côté ukrainien, réduisant ainsi le principal avantage de Kiev".
Tensions autour de la conscription
Au-delà de la nouvelle stratégie adoptée par Moscou, la supériorité numérique des forces russes constitue un avantage décisif face aux Ukrainiens, même dans la configuration d'un combat urbain, très favorable aux défenseurs.
"L'Ukraine n'a tout simplement pas les moyens de tuer suffisamment de soldats russes pour affaiblir de manière décisive les forces attaquantes", résume Emil Kastehelmi. "Les pertes sont lourdes pour les Russes, mais ils peuvent toujours les remplacer en recrutant de nouvelles troupes sans avoir à mener une nouvelle mobilisation".
En revanche, l'Ukraine peine à rassembler les effectifs nécessaires pour rivaliser avec le nombre de soldats mobilisés par son voisin plus peuplé sur une ligne de front de 1 200 kilomètres.
"La pénurie de main-d'œuvre en Ukraine est un problème depuis un certain temps et la question reste politiquement sensible à Kiev. De nombreux analystes occidentaux et ukrainiens considèrent que les implications d'une mobilisation de grande ampleur seraient graves. Pour les dirigeants ukrainiens, l'équation coûts-bénéfices est sans doute devenue insoluble", affirme Maria Engqvist.
Depuis le début l'offensive russe, les autorités ukrainiennes cherchent un équilibre fragile entre acceptabilité sociale et nécessité de recrutement. Si l'âge de la conscription a été abaissé à 25 ans, Volodymyr Zelensky a rejeté les appels de l'administration de Joe Biden à recruter dès 18 ans, affirmant que cette mesure nuirait à une économie déjà fragile.
Mais des vidéos diffusées sur les réseaux sociaux qui montrent des agents de recrutement interpellant sans ménagement de jeunes hommes potentiellement éligibles révèlent les tensions croissantes autour des efforts employés par les autorités ukrainiennes pour déployer plus de soldats.
Des tensions aussi alimentées par des soupçons de mauvais traitements infligés aux nouvelles recrues. Le mois dernier, Roman Sopin, 43 ans, est décédé des suites d'un grave traumatisme crânien dans un centre de recrutement. Les autorités militaires évoquent une mauvaise chute, une version fermement rejetée par sa famille qui soupçonne un passage à tabac.
Selon les autorités frontalières polonaises, près de 100 000 Ukrainiens âgés de 18 à 22 ans ont traversé la frontière en deux mois, depuis que Volodymyr Zelensky a assoupli en août les restrictions imposées aux hommes de moins de 23 ans quittant l'Ukraine.
"Avec les effectifs actuels de l'infanterie et leurs capacités renforcées en matière de drones, les Ukrainiens peuvent maintenir l'ordre sur le front et empêcher les Russes de se déplacer rapidement. Même s'ils peuvent avancer progressivement, il ne sont pas en capacité de réaliser de véritables percées", analyse Emil Emil Kastehelmi. "L'Ukraine peut éviter les pires scénarios, mais dans le Sud-Est, elle ne peut plus vraiment arrêter l'avancée russe".
Article adapté de l'anglais par Grégoire Sauvage. L'original est à retrouver ici.