Construite en un temps record en plein cœur des Everglades, la nouvelle prison chère à Donald Trump cristallise les critiques sur le sort qu’il réserve aux migrants. Enquête est allée aux portes de cet Alcatraz tropical, la nouvelle attraction touristique des partisans républicains.
Ochopee, FLORIDE - Sourire aux lèvres, un homme d’une cinquantaine d’années, le drapeau américain imprimé au dos de son t-shirt, lève le pouce en claquant la porte de sa voiture. Il appelle sa compagne et l’invite à se mettre à ses côtés pour immortaliser, avec son téléphone, son passage devant l’entrée d’Alligator Alcatraz.
Quelques secondes plus tard, sans se soucier des deux véhicules de police montant la garde, un autre conducteur ralentit sur cette route qui traverse d’est en ouest le sud de la Floride, entre Naples et Miami.
Sur la plaque d'immatriculation, un imposant logo des Gators, représentant un alligator la bouche ouverte, symbole d’une célèbre université floridienne. L’homme tend son bras hors de la fenêtre, prend une photo, puis repart.
Ce type de scènes se répète sans arrêt depuis l’ouverture du nouvel établissement carcéral floridien, mis sur pied en un temps record au début de l’été à Ochopee, en plein cœur du parc national des Everglades.

Cette prison, dénommée Alligator Alcatraz en référence à l’ancienne île-prison de la baie de San Francisco, est carrément devenue le nouveau symbole républicain de la lutte contre l’immigration décrétée illégale par l’équipe de Donald Trump. Au point d’être également une attraction touristique pour une partie des Américains.
Ici pourtant, à près de 1 h 30 du centre de Miami et à l’orée des terres traditionnelles de la communauté autochtone des Miccosukee, au beau milieu d’une réserve naturelle protégée, il n’y a aucun réseau téléphonique. Aucun commerce. Rien.
La plus proche station-service pointe à plus d’une quarantaine de kilomètres.
Ici, il y a juste des marécages, des mangroves et leur faune, comme des anhingas, une espèce d’oiseau aquatique noir au long cou, des corbeaux bruyants et un alligator écrasé au bord de la route, en voie de décomposition et à l’odeur nauséabonde.
Et bien sûr, cette prison bâtie sur un aérodrome abandonné, retapé en huit jours à peine à la fin du mois de juin.

Entrée impossible
Cette enceinte, c’est l’enfer, résume, le ton grave, l’avocate Katie Blankenship, accoudée aux grilles entourant l’établissement. C’est difficile de décrire et de raconter exactement ce qu’il se passe ici, la cruauté et la déshumanisation qu’on y retrouve, explique la directrice de l’organisme américain Sanctuary of the South.
Fin août, une juge floridienne avait pourtant interdit à l’administration Trump d’y détenir de nouveaux migrants. Mais quelques jours plus tard, une cour d’appel renversait cette décision.
Alligator Alcatraz, c’est un nom cruel. On tourne en dérision les violations de droits humains qui se passent à l’intérieur.
Une citation deKatie Blankenship, avocate et directrice de Sanctuary of the South
Lorsqu'elle nomme, à contre-coeur, le pénitencier, Katie Blankenship mime des guillemets avec ses doigts. À ses yeux, les références historiques, dans le choix des mots, sont lourdes de sens.
C’est empreint de racisme, précise-t-elle. À l’époque, lorsque les esclaves s'enfuyaient à travers la Floride, la pratique courante était de les jeter aux alligators. [Ce nom] est utilisé comme de la propagande pour les Floridiens et le peuple américain.
Depuis le début de l’été, cette avocate basée au Tennessee multiplie les séjours en Floride pour obtenir l’accès au site carcéral, conçu initialement pour y accueillir près d’un millier de lits. En vain.
Depuis l’inauguration, c’est tout simplement le néant. On ne sait rien. Rien n’est possible pour nous ici, lâche la juriste, devant cet immense terrain long de 16 kilomètres.

À l’instar de plusieurs de ses collègues, elle multiplie les tentatives de rencontres, avec ses clients, à l’intérieur de ces locaux controversés. Sous nos yeux, devant le premier point de contrôle interdit aux visiteurs, un militaire lourdement armé l’arrête. Un agent l’invite ensuite à faire immédiatement demi-tour et à remplir un formulaire en ligne.
C’est toujours comme ça. Mais à chaque fois que je fais une demande, j’apprends plus tard que mon client est transféré ailleurs. C’est impossible d’entrer, déplore-t-elle.
L'établissement nous a clairement indiqué que les visites en personne ne sont pas autorisées pour les avocats, confirme Mark Hamburger, un avocat de Fort Lauderdale, qui tente lui aussi de défendre plusieurs migrants incarcérés dans cette enceinte.
On a dû se battre, poursuit-il, pour avoir simplement la possibilité de joindre nos clients par téléphone.

Le pire du pire, selon l’administration Trump
Depuis cette Route 41, qui transperce en largeur le sud de la Floride, impossible d'apercevoir le complexe modulaire qui peut accueillir près de 3000 personnes. Mais selon les autorités américaines, même s'il a été construit à la hâte, la sécurité naturelle des lieux serait son atout premier.
On n’a pas besoin d’investir beaucoup, s'enorgueillit le procureur général de Floride, James Uthmeier, dans une vidéo mise en ligne (nouvelle fenêtre). Si les gens s’enfuient, il n’y a pas grand-chose qui les attend à part des alligators et des pythons.
C’est un peu controversé, mais je m’en fiche complètement.
Une citation deDonald Trump, le 1er juillet 2025
On a beaucoup de flics sous forme d'alligators – vous n'avez pas besoin de les payer autant, ironisait le président Donald Trump, lors d’une visite empreinte de sarcasmes début juillet, la seule fois où des caméras ont pu capter une partie de l’enceinte.

Selon le département de la Sécurité intérieure, les détenus d’Alligator Alcatraz représentent rien de moins que le pire du pire des migrants. Faux, rétorquent de nombreuses organisations, qui ont déjà saisi les tribunaux du pays. Comme l’ont révélé des médias américains (nouvelle fenêtre), de nombreux détenus ne font face à aucune accusation.
La majorité des immigrants d'Alligator Alcatraz ne sont pas des criminels, clame Mark Hamburger. La grande majorité d'entre eux n'ont jamais commis de crime de leur vie. La façon dont ils sont traités par cette administration est injuste et déshumanisante.
C’est l’approche de Trump : je me fiche de savoir si c'est illégal ou non, on réglera ça plus tard. Concentrons-nous sur l'arrestation du plus grand nombre de personnes possible.
Une citation deMark Hamburger, avocat en immigration
Certains, raconte l’avocat américain, se font simplement arrêter dans la rue par des agents masqués de l'ICE, la police fédérale de l’immigration. C’est du profilage racial, estime-t-il. J’ai des clients qui ont été interceptés sur leur lieu de travail, des personnes qui travaillent dans la construction. Juste vivre dans ce pays, dans une communauté avec beaucoup de migrants, ça vous met à risque.
Si on arrive à vous faire croire qu’ils ne sont pas humains, qu’ils représentent la pire espèce, qu’on les jette en pâture aux alligators et que ce sont tous des violeurs et des criminels, alors les Américains s’en soucieront beaucoup moins, regrette Katie Blankenship.

Combien de personnes sont réellement incarcérées à Alligator Alcatraz? Le mystère est total. Quelques centaines, selon Katie Blankenship. Peut-être près de 2000, pense son collègue Mark Hamburger. Aucun chiffre n’est publié par l’administration Trump. Et ni l'ICE ni le département de la Sécurité intérieure des États-Unis n’ont répondu aux demandes de Radio-Canada.
Le voile se lève cependant de plus en plus sur les conditions des détenus, dans cette région où l'humidité et la chaleur étouffante peuvent rapidement devenir insupportables.
Dans une plainte déposée fin août par l’Union américaine pour les libertés civiles, on évoque de longues expositions au soleil et aux moustiques pendant des heures. Des restrictions [pour] l’accès à l’eau sont également mentionnées, tout comme la privation de sommeil avec des lumières allumées en permanence, même la nuit.
Ces conditions sont épouvantables, déplorables. Les gens sont enfermés dans des cages et les soins médicaux font défaut, dénonce Katie Blankenship.
L’un de mes clients, ajoute Mark Hamburger, venait d’avoir une opération à la hanche et prenait de puissants médicaments [qu’il n’a pas pu apporter]. Sur place, pour soulager la douleur, on lui a seulement donné du Tylénol.

Florida Immigrant Coalition (FLIC), une vaste coalition d’une centaine d’organisations, a lancé une campagne publicitaire pour tenter de faire connaître au grand public ce qui se passe derrière ces murs. Tout en incitant les victimes et leurs familles à documenter les arrestations.
À cause d’un statut d’immigrant, on traite des êtres humains comme des animaux. Nous n’avons pas vu ce genre de violation depuis des décennies aux États-Unis.
Une citation deTessa Petit, directrice de Florida Immigrant Coalition
Une structure qui limite les droits constitutionnels ne devrait pas exister. Et ça se passe dans l’indifférence, soutient Tessa Petit, la directrice de FLIC.
Malheureusement, mentionne-t-elle, Alligator Alcatraz a fait des petits au sein d’autres bastions républicains. Le Texas a ouvert son propre camp, aux allures similaires. C’est un modèle qu’ils sont en train d’envisager ailleurs, avec des fonds provenant du gouvernement fédéral. C’est une réalité terrifiante pour beaucoup d’immigrants dans ce pays, se désole Mark Hamburger.
Cette administration joue sur la peur des Américains en leur faisant croire que le pays est envahi par des millions et des millions d’immigrants criminels.
Une citation deMark Hamburger, avocat en immigration

Produits dérivés en pagaille
Et dans un pays où la publicité est reine, Alligator Alcatraz n’échappe pas aux réalités mercantiles. Depuis l’inauguration du pénitencier, les produits dérivés pullulent sur la toile.
Affiches, chandails ou casquettes faisant la promotion d’Alligator Alcatraz peuvent aisément se trouver sur des sites populaires, comme Amazon, Etsy ou Teepublic.
Même la boutique en ligne du Parti républicain en Floride s’est lancée dans cet étrange marché, en proposant également des tasses et des gourdes aux couleurs de cette prison décriée.
Devant l’entrée d’Alligator Alcatraz, Katie Blankenship soupire. Un autre véhicule ralentit. Un égoportrait plus tard, son conducteur quitte les lieux, visiblement heureux.
C’est dégoûtant, vraiment dégoûtant. Bienvenue en enfer…