Moyen Orient

« Le Moyen-Orient n’acceptera jamais d’être sous contrôle israélien »

Source: radio
Mai 28, 2025 at 10:09
Des Palestiniens fuient leur quartier après un ordre d'évacuation de l'armée israélienne.  Photo : Reuters / Mahmoud Issa
Des Palestiniens fuient leur quartier après un ordre d'évacuation de l'armée israélienne. Photo : Reuters / Mahmoud Issa

L’attaque du Hamas du 7 octobre 2023 et la guerre dévastatrice menée depuis par Israël dans la bande de Gaza ont provoqué un séisme aux conséquences géopolitiques d’ampleur au Moyen-Orient.

Dans cet entretien, Alain Gresh, journaliste français spécialiste du Moyen-Orient, nous offre son analyse de la situation dans cette région tourmentée et explique les raisons complexes de la succession de crises qui s'y enchaînent depuis des décennies.

Directeur depuis plusieurs années du site Orient XXI consacré au Moyen-Orient, M. Gresh a été pendant de nombreuses années le rédacteur en chef du Monde diplomatique.

 

Alain Gresh.
Alain Gresh. PHOTO : MONDE DIPLOMATIQUE / LAURENT HAZGUI

Le premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou avait déclaré au début de la guerre qu’il allait changer le Moyen-Orient. Dans quelle mesure son idée peut-elle se réaliser?

Alain Gresh : C’est sûr que le Moyen-Orient a changé depuis les 18 derniers mois. D’abord parce qu’il est en guerre permanente menée par les Israéliens à Gaza, en Cisjordanie et à Jérusalem-Est. C’est une guerre au Liban qui continue malgré le cessez-le-feu. C’est une guerre en Syrie, où les bombardements israéliens se poursuivent et où Israël étend sa zone d’occupation. Ce sont enfin les frappes menées par l’armée israélienne au Yémen.

La question est de savoir si cela va engendrer un chaos plus grand ou un ordre nouveau dans la région. J’ai plutôt tendance à penser que cela va engendrer une ère d’instabilité.

On le voit bien, la stratégie israélienne n’est pas de trouver des États avec lesquels faire la paix, mais le démantèlement des États dans le monde arabe. Et notamment en Syrie aujourd’hui, où Israël essaye de tourner les Druzes et les alaouites contre le nouveau régime. Mais on ne peut pas dire que Benyamin Nétanyahou a une vraie stratégie au sens d’une vision de l’avenir.

Le Moyen-Orient n’acceptera jamais d’être sous contrôle israélien. Donc, ce à quoi on peut assister, ce sont des guerres perpétuelles.

 

Durant ces 18 mois, il y a eu une occupation importante par Israël d’une partie du territoire syrien et libanais. On évoque un élargissement des accords d’Abraham [des accords de normalisation diplomatique avec certains pays arabes], où la Syrie serait en voie d’établir des relations avec Israël.

Alain Gresh : En Syrie, par exemple, le gouvernement israélien était très hostile à la levée des sanctions américaines et européennes et à la stabilisation du pouvoir. Je ne crois pas que Nétanyahou cherche un gouvernement avec qui faire la paix, il joue plutôt la division. Aucun gouvernement syrien responsable ne va accepter l’occupation de son territoire ou la division de son pays en des cantons druze, alaouite, sunnite, chiite, etc.

Quant à l’extension des accords d’Abraham, on sait qu’avant le 7 octobre 2023, il y avait des négociations assez avancées entre les Américains, les Israéliens et les Saoudiens pour une espèce de deal, qui devait être une alliance stratégique entre les États-Unis et l’Arabie saoudite, et la reconnaissance d’Israël par l’Arabie saoudite, et un engagement même très vague du gouvernement Nétanyahou de la création d’un État palestinien. Ça, je crois qu’aujourd’hui, c’est totalement mort. Parce que pour les Saoudiens, l’affaire de Gaza marque un tournant dans leur opinion.

Mohammed ben Salmane avait reçu le secrétaire d’État américain à la fin de 2023 [Antony Blinken]. Ils avaient discuté du projet des accords d’Abraham. Le prince héritier a dit à son interlocuteur américain que le problème n’était pas son envie ou non de reconnaître Israël, laissant entendre qu’il était prêt à le faire, mais il y a dans l’opinion publique saoudienne une mobilisation qui rend très difficile une normalisation avec un gouvernement israélien qui, de toute façon, n’est pas prêt à des mesures formelles.

Il [Nétanyahou] n’est pas prêt à reconnaître la nécessité d’un État palestinien ni à prendre des mesures pour mettre en place cet État.

 

Plusieurs observateurs ont souligné récemment des divergences entre Benyamin Nétanyahou et le président américain Donald Trump. Pensez-vous que la politique américaine peut changer vis-à-vis d’Israël?

Alain Gresh : Disons que le gouvernement américain met ses intérêts, ou ce que Trump pense être ses intérêts, y compris ses intérêts personnels, au-dessus de tout.

 

Ils sont assis dans des fauteuils.
Le premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou rencontre le président américain Donald Trump dans le bureau ovale de la Maison-Blanche, à Washington, le 4 février 2025. PHOTO : GETTY IMAGES / AFP / ANDREW CABALLERO-REYNOLDS

On a vu que les Américains ont signé un accord de cessez-le-feu avec les Houthis sans prendre en compte que les Houthis continuent à tirer sur Israël. Ils ont négocié la libération d’un otage israélo-américain sans consulter les Israéliens.

Il y a aussi l’idée de vendre des armes assez sophistiquées à l’Arabie saoudite et, à la fois, d'aider ce pays à devenir une puissance nucléaire civile. Et tout ça sans consulter Israël. Mais d’un autre côté, même si on sent un certain mécontentement face à la politique de Nétanyahou, il n’y a pas eu jusqu’à présent de pression suffisante pour appeler à un cessez-le-feu.

Certes, il y a des tensions, mais ça ne remet pas en cause l’alliance stratégique entre Israël et les États-Unis, qui va rester profonde.

Ce qui est frappant, c’est qu’aux États-Unis, où il y a une opinion très favorable à Israël, on assiste à la chute de la popularité d’Israël en tant qu’État aujourd’hui.

Il y a un autre élément pour comprendre Trump. Dans sa base électorale et parmi les gens qui le soutiennent, il y a des gens qui ne veulent pas que les États-Unis s’engagent dans des guerres à l’étranger et il y a aussi des gens avec des tendances antisémites. Trump a beau faire des déclarations pour dire qu’il va combattre l’antisémitisme dans les universités, il laisse proliférer l’antisémitisme d’extrême droite parmi ses partisans. Et cela pèse sur sa manière de prendre des décisions.

 

Lors de la tournée de Donald Trump dans les monarchies du Golfe, il a beaucoup été question d’argent, de transactions de toutes sortes, mais la guerre à Gaza a été très peu évoquée. Comment expliquez-vous la position des monarchies du Golfe et des pays arabes en général vis-à-vis de la question palestinienne?

Alain Gresh : Le voyage de Trump au Moyen-Orient avait un sens quand même, dans la mesure où il a signé l’absence d’Israël dans toutes les négociations, c’est-à-dire qu’Israël n’était pas invité même indirectement. Il y a une volonté de Trump de développer des relations bilatérales.

Concernant la position des pays arabes, il n’y a rien de nouveau. Il y a une capitulation des pays arabes depuis très longtemps. Il y a des pays arabes qui ont reconnu l’État d’Israël.

C’est quand même extraordinaire qu’après le 7 octobre 2023 et les bombardements meurtriers israéliens contre Gaza, deux ou trois pays d’Amérique latine aient rompu leurs relations avec Israël, alors que les pays comme le Maroc, les Émirats arabes unis, Bahreïn, l’Égypte et la Jordanie ont maintenu leurs relations.

 

Ahmed Al-Charaa, Donald Trump et Mohammed ben Salmane.
Le président syrien Ahmed Al-Charaa rencontre le président américain Donald Trump et le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane à Riyad, en Arabie saoudite, dans ce document diffusé le 14 mai 2025. PHOTO : REUTERS / AGENCE DE PRESSE SAOUDIENNE

Il y a une grande passivité qui tient compte du fait que ces régimes sont très dépendants des Américains. Ils ne veulent pas se fâcher avec eux et ils ont peur de jouer la carte palestinienne qui mobilise beaucoup les opinions publiques et qui pourrait se retourner contre les régimes.

En Égypte, par exemple, une seule manifestation de soutien à la Palestine a été autorisée.

Ce sont des régimes faibles. Si on prend, par exemple, l’Égypte, qui vit une crise économique et sociale terrible, elle ne veut pas affronter les Américains même si, en même temps, ni le président Sissi ni la direction égyptienne ne sont prêts à accepter l’installation sur leur territoire de centaines de milliers de Palestiniens.

Par ailleurs, les pays du Moyen-Orient vivent la période post-printemps arabe. C’est-à-dire que le printemps arabe s’est achevé soit par des guerres civiles comme en Libye ou en Syrie, soit par le retour à des régimes encore plus dictatoriaux que ceux qui existaient avant. En Égypte, c’est flagrant.

Je pense qu’il y a une population très contrôlée. Il faut aussi prendre en compte la crise des forces politiques arabes, leur incapacité à présenter des programmes, à avoir des forces de mobilisation. Le seul parti politique qui reste et qui a une force de mobilisation relative, ce sont les Frères musulmans, mais ils viennent d’être interdits en Cisjordanie, ils sont complètement opprimés en Égypte et dans les pays du Golfe. Donc il n’y a pas de force de mobilisation.

C’est un échec qui remonte à plusieurs décennies. On a maintenant des peuples arabes qui sont désarmés.

Avec la question palestinienne, cela met plus en lumière l’échec des élites arabes à avoir une politique indépendante et à avoir une capacité d’action sur la scène internationale.

Quand on compare aux autres régions du monde qui ont connu des changements relativement importants, un certain dynamisme économique, le monde arabe a stagné, avec des élites qui se nourrissent sur le dos du peuple et des ressources du pays, mais il n’y a aucune capacité de développement.

 

Il y a de plus en plus de voix qui s’élèvent en Occident, notamment en Europe, contre la guerre dans la bande de Gaza. Comment expliquez-vous ce changement de cap?

Alain Gresh : Il y a une politique tellement extrémiste en Israël qu’elle devient de plus en plus difficilement défendable. Au départ, les gouvernements européens ont joué sur l’émotion après le 7 octobre 2023, mais aujourd’hui les choses sont en train de se dissiper.

Les gens voient en direct un génocide. C’est la première fois qu’on a un génocide filmé en direct. Non seulement il est filmé en direct par les gens qui le subissent, mais aussi par les gens qui le commettent.

Et on a vu des déclarations de ministres israéliens et de députés appelant à exterminer les gens. Je pense que ça crée une vraie émotion.

Je crois aussi que la mobilisation des différentes ONG comme Amnistie internationale, Médecins sans frontières, Human Rights Watch et leur unanimité sur ce qui se passe à Gaza pèsent aussi sur les opinions.

 

Un homme est penché, accablé, sur des corps recouverts d'un drap, sous l'œil d'une fillette.
Des Palestiniens pleurent des proches qui ont péri dans des frappes israéliennes dans le nord de la bande de Gaza, à Jabaliya, le 14 mai. Une cinquantaine de personnes sont mortes, dit-on de source hospitalière, dont 22 enfants. PHOTO : ASSOCIATED PRESS / JEHAD ALSHRAFI

Les gouvernements européens ont l’impression que la seule stratégie du gouvernement Nétanyahou est de continuer la guerre. Il n’y a pas d’issue politique.

D’un côté, il n’a pas atteint son objectif qui est la destruction du Hamas et une victoire totale comme il le dit. Il n’a pas réussi ce qui était, dès le départ, je pense, un objectif majeur, d’expulser massivement la population.

Il est donc dans une situation très difficile, sans parler de ses ennuis judiciaires qui font que si la guerre s’arrête, il y aura sans doute une commission d’enquête sur ce qui s’est passé le 7 octobre 2023 et sur les affaires de corruption.

D’habitude, à l’égard de l’opinion européenne, chez les Israéliens, il y a toujours eu cette volonté de dire que nous voulons la paix et que ce sont les Arabes qui ne veulent pas. Ici, c’est clairement un gouvernement israélien qui ne veut pas la paix. Il ne veut aucune solution. Donc même ses alliés les plus proches commencent à le critiquer.

La France a été très loin dans le soutien à Israël, au moins toute la première année, et l’Allemagne, etc. Aujourd’hui, sans doute, une majorité de pays européens vont reconnaître l’État palestinien.

 

Quel avenir voyez-vous pour les différentes factions palestiniennes? Des informations disent que plusieurs dirigeants de ces factions ont été contraints de quitter la Syrie. Récemment, le président de l’Autorité palestinienne s’est rendu à Beyrouth avec pour projet de désarmer les factions libanaises dans les camps palestiniens au Liban. L’opération de désarmement commencerait à la mi-juin.

Alain Gresh : Il faut dire que les organisations qui constituent l’OLP (le Fatah, le Front populaire de libération de la Palestine – FPLP –, le Front démocratique de libération de Palestine – FDLP – et d’autres forces) sont en crise profonde parce qu’elles ont toutes misé sur une stratégie de négociation avec les accords d’Oslo, et cette stratégie a échoué.

En face, le Hamas, qui avait refusé cette démarche, n’a pas de stratégie non plus. Puisqu’on voit que l’action militaire a abouti à la destruction de Gaza et de toute capacité de vie. Je pense qu’il y a une partie de la population qui lui en veut pour ça.

Il y a toujours eu une partie de la population, qui devait représenter 40 %, qui était hostile au pouvoir du Hamas, pas seulement pour des raisons idéologiques, mais aussi parce que le Hamas devait gérer un territoire de deux millions d’habitants, et il avait du mal à le faire, et les gens étaient mécontents.

Mais s’il y avait eu des élections avant le 7 octobre 2023, le Fatah [de Mahmoud Abbas, le président de l’Autorité palestinienne] aurait été écrasé par le Hamas. Parce que le Hamas représente l’opposition, parce que pour les Palestiniens, l’Autorité palestinienne était extrêmement corrompue et n’avait pas abouti à quoi que ce soit avec sa voie pacifique.

Aujourd’hui, le mouvement palestinien est en crise profonde. Parce qu’il est très difficile pour les Palestiniens de tracer une stratégie qui soit efficace, qui réponde au vœu des Palestiniens de vivre sans occupation.

 

Un déplacement des deux millions de Palestiniens de la bande de Gaza et une annexion de la Cisjordanie vous semblent-ils réalisables?

 

Une prise de vue aérienne de la foule en route vers le nord de la bande de Gaza.
Un flot de personnes a remonté la côte de Gaza le 27 janvier à travers la ville centrale de Nousseirat après qu'Israël a rouvert l'accès au nord du territoire. PHOTO : GETTY IMAGES / AGENCE FRANCE-PRESSE

 

Alain Gresh : Je ne vois pas comment expulser deux millions de personnes. J’ai dit dès le 8 octobre 2023 que c’était un objectif majeur des Israéliens, mais on voit bien que les Palestiniens s’attachent, s’accrochent à leur terre.

À partir du moment où le territoire sera inhabitable, les gens voudront partir. Le problème est que personne ne veut les accueillir.

L’Égypte ne veut pas les accueillir et elle a sans doute raison. Parce qu’installer plusieurs centaines de milliers de Palestiniens dans le Sinaï, qui est déjà une zone très instable, qui ont échappé à un génocide et qui voudraient en découdre, ça risque de se retourner contre l’Égypte. Et les Égyptiens ont aussi raison, parce que la meilleure manière de résister pour les Palestiniens est de rester sur le territoire palestinien.

Concernant l’annexion de la Cisjordanie, ça dépend des Américains. Jusqu’à maintenant, Donald Trump s’oppose à l’annexion des territoires. Dans les accords d’Abraham, Israël devait conserver une partie des territoires et, sur le reste des territoires, il y aurait un État palestinien. Même Nétanyahou s’était engagé à ça.

Je doute que ce soit faisable politiquement et diplomatiquement par le gouvernement israélien.

Mais ce à quoi on assiste en Cisjordanie, c’est l’extension de la politique appliquée à Gaza. À Jénine, des camps de plusieurs milliers de réfugiés ont été vidés de leur population.

Je crois que le but aujourd’hui est d’essayer de les regrouper dans un certain nombre de lieux semblables aux bantoustans en Afrique du Sud, au temps de l’apartheid, pendant que les colons occuperaient l’essentiel des territoires. C’est la campagne que Nétanyahou et ses alliés ont lancée en Cisjordanie.

Alain Gresh est également l’auteur de plusieurs ouvrages consacrés à la question palestinienne, dont De quoi la Palestine est-elle le nom? (2010) et Palestine, un peuple qui ne veut pas mourir (2024).

Sur le site Orient XXI, le Palestinien Rami Abou Jamous tient un journal où il raconte la situation à Gaza depuis les débuts de la guerre. Son travail a reçu deux prix en France.

Mot clé
Vous n'avez pas utilisé le site Web, Cliquer ici pour maintenir votre état de connexion. Temps d'attente: 60 Secondes