Adoptée mardi à une écrasante majorité au Parlement, la loi réduisant l’indépendance des organismes anticorruption en Ukraine a suscité la colère au pays, où des milliers de personnes ont manifesté dans les rues de Kiev et dans d’autres villes pendant deux jours de suite, et ce, malgré la loi martiale. Ce sont les premières manifestations antigouvernementales depuis le début de la guerre contre la Russie.
Les détracteurs de la loi considèrent qu'elle renforce illégitimement le pouvoir de la présidence et permettra au gouvernement de s'immiscer dans les affaires de corruption. Ils estiment également que la loi pourrait conférer à l'entourage de M. Zelensky une plus grande influence sur les enquêtes.
Des membres de l’opposition envisagent de saisir la Cour constitutionnelle pour faire annuler la loi.
Que dit la nouvelle loi?
La loi adoptée par 263 voix (13 voix contre et 13 abstentions) met les activités des deux organismes anticorruption – le Bureau national anticorruption d'Ukraine (NABU), une instance d’enquête, et le SAP, un tribunal dédié aux affaires de corruption – sous l’autorité du procureur. Ce dernier est lui-même subordonné au président du pays.
Conséquence : les deux organismes perdent leur indépendance.
Ces deux organismes avaient été créés en 2014, afin de démontrer la volonté de l’Ukraine vis-à-vis de l’Union européenne de s’attaquer à la corruption endémique dont souffre le pays depuis de longues années.
Contexte politique tendu
La nouvelle loi a été adoptée au lendemain de l’arrestation par les services de sécurité (SBU) d’un responsable du NABU soupçonné d’espionnage au profit de la Russie.
Auparavant, des poursuites judiciaires ont été lancées contre Vitaliï Chabounine, le directeur d'une des principales ONG luttant contre la corruption.
De plus, selon des médias ukrainiens, le NABU et le SAP s'apprêtaient aussi à inculper l'ex-ministre de l'Unité nationale Oleksiï Tchernychov et enquêtaient sur l'ancienne ministre de la Justice Olga Stefanichina.
Plus tôt ce mois-ci, il a également été annoncé que le NABU avait mené des perquisitions au domicile de l'ancien ministre de la Défense, Oleksii Reznikov.
Au lendemain de la promulgation de la loi, le président Zelensky a déclaré que la nouvelle loi éliminait l'influence russe de la lutte contre la corruption – sans citer d'exemples.
Zelensky s’explique
Face aux protestations, le président ukrainien a expliqué qu’un nouveau cadre juridique pour lutter plus fermement contre la corruption était nécessaire.
Les affaires pénales ne devraient pas traîner pendant des années sans verdict, et ceux qui œuvrent contre l'Ukraine ne doivent pas se sentir à l'aise ou à l'abri de sanctions.
Une citation de Volodymyr Zelensky
M. Zelensky a affirmé que toutes les agences gouvernementales avaient convenu de travailler de manière constructive et de répondre aux attentes du public en matière d'équité et d'efficacité. Un programme mixte détaillé est attendu d'ici deux semaines. Il vise à remédier aux faiblesses institutionnelles, à lever les obstacles juridiques et à garantir la justice à tous les niveaux, a-t-il indiqué.
Colère en Ukraine…
Les réactions en Ukraine des opposants à cette loi ont été sans équivoque.
L'infrastructure anticorruption a été détruite, a déclaré lors d'une conférence de presse Semion Kryvonos, le directeur du NABU.
Le texte détruit effectivement l'indépendance de ces deux institutions vis-à-vis de toute influence politique et pression sur nos enquêtes, a insisté le chef du SAP, Oleksandre Klymenko.
À lire et à écouter :
Le député Roman Lozinsky a quant à lui affirmé que la loi accordait au procureur général le pouvoir de gérer le SAP, de donner des instructions écrites obligatoires au NABU et d'avoir accès aux détails de n'importe quelle affaire et de les déléguer au procureur de son choix ou à d'autres agences.
…critiques en Europe
L’Ukraine, qui dépend de l’aide occidentale depuis l’invasion russe en 2022 et qui aspire à adhérer à l’Union européenne (UE), se retrouve dans une situation délicate vis-à-vis de ses partenaires européens avec cette nouvelle loi qui écorne l’image d’un pays qui veut lutter contre la corruption.
La réaction des Européens a d'ailleurs été rapide et sévère.
La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a demandé des explications à M. Zelensky, a annoncé mercredi un porte-parole.
Ce dernier a souligné que le respect de l'État de droit et la lutte anticorruption étaient au cœur du projet européen. En tant que pays candidat, l'Ukraine est censée respecter pleinement ces normes. Il ne peut y avoir de compromis, a martelé ce porte-parole de la Commission européenne.
Limiter l'indépendance de l'agence ukrainienne de lutte contre la corruption entrave le processus d'adhésion de l'Ukraine à l'UE.
Une citation de Johann Wadephul, ministre allemand des Affaires étrangères, sur X
Le commissaire européen à la Défense, Andrius Kubilius, a aussi écrit sur X : En temps de guerre, la confiance entre la nation en guerre et ses dirigeants est plus importante que les armes modernes : difficile à fabriquer et à conserver, mais facile à perdre à la suite d'une erreur majeure des dirigeants.
La branche ukrainienne de Transparency International a de son côté critiqué la décision du Parlement, affirmant qu'elle compromet l'une des réformes les plus importantes depuis ce que l'Ukraine a appelé sa révolution de la dignité en 2014, et qu'elle porte atteinte à la confiance avec les partenaires internationaux. L'organisation a accusé les autorités de démantelerl'architecture anticorruption du pays.
Un lourd historique de corruption
Selon l'indice de perception de la corruption de l'organisme Transparency International, l’Ukraine occupe la 105e position sur 180 pays. Cependant, cette position marque une amélioration depuis la création des deux organismes visés par la loi, soit une amélioration de 39 points depuis 2014.
Plusieurs cas de corruption ont été révélés ces dernières années. À titre d'exemples, il y a eu des cas d’agents de recrutement de soldats qui prenaient des pots-de-vin pour dispenser les jeunes qui ne voulaient pas aller au front.
En 2023, le président Zelensky a limogé son ministre de la Défense, Ihor Kolomoïsky, après une succession d’affaires de corruption touchant son ministère. Les scandales concernaient des commissions sur les tenues hivernales fournies aux combattants, des commissions exagérées sur les importations de munitions, sur les produits alimentaires et sur le matériel médical.
La même année, un haut responsable ukrainien du ministère de la Défense a été arrêté pour le détournement de quelque 57 millions de dollars destinés à l’achat d’obus d’artillerie.
En janvier 2025, le NABU a lancé une enquête sur le ministre de la Défense Roustem Oumerov pour abus de pouvoir et de fonctions, selon les médias ukrainiens.
L’enquête a été déclenchée à la suite du limogeage par le ministre de la directrice de l'Agence d'acquisition de matériel de défense, dont le mandat avait été prolongé par le conseil de surveillance de l’organisme.
Avec les informations de Agence France-Presse, BBC et La Presse canadienne
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