Depuis la condamnation de Nicolas Sarkozy à cinq ans de prison ferme pour association de malfaiteurs dans l’affaire du financement libyen de sa campagne présidentielle de 2007, l’affaire déchaîne les passions en France.
Des juges ayant statué sur ces causes impliquant des élus et d'anciens élus ont été accusés de biais judiciaire. Mais qu'en est-il exactement? Alain Juppé a son mot à dire sur ces attaques contre le « troisième pouvoir ».
L’ancien premier ministre français de droite, ex-maire de Bordeaux, longtemps donné favori en vue de l'élection présidentielle de 2017, mais qui s’est ensuite rapproché d'Emmanuel Macron, siège depuis 2019 au sein du Conseil constitutionnel. Cette institution se prononce notamment sur la conformité à la Constitution des lois, des traités et des règlements intérieurs des assemblées parlementaires, tout en veillant à la régularité des élections nationales et des référendums.
Comme toute institution publique, cette entité à laquelle siège l’ancien premier ministre français n’échappe pas aux critiques. Le Conseil constitutionnel est critiqué, mais ce qui me préoccupe aujourd'hui, c'est que la démocratie représentative elle-même est en crise, et pas simplement en France, reconnaît Alain Juppé, qui vient de publier un livre, L'heure des choix.
On le voit un petit peu partout, les partis extrémistes qui la contestent [la démocratie représentative] marquent des points aux élections. Je ne vais pas m'attarder sur les symptômes ou les causes, on les connaît : l'abstention, le déclin des grands partis politiques, la réputation épouvantable des hommes et des femmes politiques.
Il ajoute que l'un des symptômes de cet état de fait est la perte de conscience de ce que sont les piliers de la démocratie. Jusqu'à la fin du XVIIIe siècle en France, c'était le même homme qui faisait la loi, qui dirigeait le gouvernement et qui rendait la justice, ça s'appelait la monarchie absolue, et nos ancêtres ont fait une révolution jusqu'en 1789 pour mettre un terme à ce système.
Un de ses maîtres à penser n’est autre que l’un des philosophes du XVIIIe siècle, Montesquieu, dont il cite une phrase : Quiconque a du pouvoir est porté à en abuser jusqu'à ce qu'il trouve des limites.
Il faut donc que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir, et c'est absolument fondamental. C'est d'ailleurs inscrit dans la Constitution française aujourd'hui, ce principe de la séparation des pouvoirs, qui garantit le respect de nos droits et libertés fondamentales. Or, on est en train de perdre un peu cette notion et c'est ça qui est inquiétant.
Des juges partisans?
Outre l'incarcération récente de Nicolas Sarkozy, d’autres cas judiciaires impliquant des politiciens donnent du corps aux critiques partisanes. Il suffit de penser à la condamnation de Marine Le Pen, déclarée inéligible pendant cinq ans pour détournement de fonds publics, ou encore de Donald Trump, condamné pour falsification de documents financiers, mais qui a échappé à d’autres poursuites solides depuis qu’il a regagné la Maison-Blanche.
Les trois personnages politiques ont dénoncé leurs condamnations respectives, décrites tantôt comme une décision d'une gravité extrême pour l’État de droit par Nicolas Sarkozy, tantôt comme un canular et une chasse aux sorcières par Donald Trump.
Comment en est-on arrivé à cette dénonciation partisane de décisions de juges? Je suis un juge constitutionnel, réplique Alain Juppé, donc vous ne serez pas surpris que je défende la justice. Elle n'est pas infaillible, et on peut lui faire des reproches.
M. Juppé souligne la lenteur de la justice en France, sans doute parce qu'on ne lui a pas donné les moyens de travailler plus vite et plus efficacement, mais il s’insurge contre ceux qui la taxent de laxiste. Il n'y a jamais eu autant de monde en prison qu'en ce moment en France, avec un taux de surpopulation carcérale qui nous vaut des condamnations d'un petit peu partout parce qu'on traite les gens de manière indigne.

Nicolas Sarkozy avait qualifié sa condamnation et son incarcération d’expression « d’une vengeance qui a porté la haine à un niveau inégalé ». Photo : Getty Images / AFP / HANS LUCAS / HENRIQUE CAMPOS
La justice est-elle politisée alors? Aurélien Martini, secrétaire général adjoint de l’Union syndicale des magistrats, déplore l'emploi de cet argument par les défenseurs de Nicolas Sarkozy. La justice française ne condamne pas sans preuve, c'est très dangereux de le dire et de le laisser penser. Par ailleurs, dire qu'on est dans une démocratie qui vacille parce qu'on condamne un ancien président de la République, on pourrait dire l'inverse, qu'une démocratie vacille lorsqu'elle refuse de condamner les puissants.
L’ex-premier ministre Juppé concède qu’il peut y avoir des juges partisans, mais leur statut, dit-il, les oblige à une certaine déontologie et à une certaine impartialité. Au sujet de la condamnation-choc de Sarkozy, il garde son devoir de réserve.
Je ne me prononcerai certainement pas sur la condamnation elle-même. Ce qui a fait problème, c'était cette fameuse exécution provisoire qui fait que, avant même que le jugement soit définitif, on peut incarcérer quelqu'un, explique l’ancien premier ministre. Ce qui, à première vue, peut paraître difficilement compatible avec ce qu'on appelle la présomption d'innocence. En effet, tant qu'on n'est pas définitivement condamné, on est toujours présumé innocent en France.
Mais qui a voulu cela? Ce ne sont pas les juges, c'est le législateur. Donc, si on veut changer cela, il faut changer la loi, et non pas les juges.
Une citation deAlain Juppé, membre du Conseil constitutionnel
Un gouvernement des juges?
On aura toujours des critiques contre le gouvernement des juges. La justice n'est pas infaillible; d'ailleurs, on peut critiquer une décision de justice, tempère M. Juppé. Et pourquoi est-ce qu'il y a des procédures d'appel et de cassation? C'est précisément parce que le juge de premier ressort peut se tromper.
Mais l'ex-premier ministre monte aux barricades lorsque certains essaient de mettre en cause le principe même de l'indépendance de l'institution judiciaire, ce qui porte, selon lui, atteinte aux libertés. Je tire le signal d’alarme alors qu’on voit que, pour des raisons profondes, qui sont liées à la montée de l’insécurité, à la montée d'une forme d'immigration qui paraît incontrôlée, les peuples ont le sentiment qu'ils ont besoin d'un chef fort.

Alain Juppé dénonce les attaques dont les juges sont la cible. Photo : Getty Images / AFP / LUDOVIC MARIN
Cet attrait pour l'autocratie inquiète M. Juppé. Il cite des propos tenus par des jeunes de moins de 25 ans en France, qu’il raconte avoir lus dans La Croix Hebdo.
Première citation : En France, on aurait bien besoin d’un Poutine, c'est une sorte d’Hitler, mais lui, au moins, il a remis son pays sur pied. Deuxième citation : Trump, il est un peu fou, mais au moins il agit. Troisième citation : Le suffrage universel, ça ne marche pas. On aurait besoin d'un bon chef militaire à la tête du pays.
Alain Juppé estime qu’il faut se battre là-dessus, parce que ce qui est en cause, ce sont les libertés et au-delà même des libertés, il y a tout simplement la paix.
Le respect du troisième pouvoir en déclin?
Alain Juppé a lui-même fait face à la justice en 2004 et a été contraint de quitter la vie politique. La Cour d'appel de Versailles l'avait condamné à 14 mois de prison avec sursis et à un an d'inéligibilité pour prise illégale d'intérêts dans le cadre de l'affaire des emplois fictifs de la mairie de Paris.
Quelques mois plus tard, M. Juppé avait décidé de s’exiler à Montréal, notamment pour enseigner à l'École nationale d'administration publique (ENAP), en qualité de professeur invité.
En février 2004, Patrick Poivre d’Arvor, lecteur de nouvelles vedette de l’époque, lui demandait : Pensez-vous que la politique doit toujours s'incliner devant la décision du judiciaire? Ce à quoi Alain Juppé avait répliqué : Vous comprenez que je ne peux pas répondre à cette question, car je ne veux en aucune manière pouvoir lire de contexte éthique ce soir, je suis dans une disposition d'esprit modeste.

Donald Trump attaque souvent de front les juges qui rendent des décisions qui ne lui plaisent pas ou le mettent en cause. (Photo d'archives) Photo : Getty Images / AFP / CHARLY TRIBALLEAU
Aujourd'hui, ce n'est pas le genre de discours qu'on peut entendre de la part de politiciens qui se font condamner. Qu’est-ce qui a changé, selon M. Juppé? Je ne peux pas entrer dans l'arène politique, j'en suis sorti après 40 ans de bons et loyaux services et j'essaie de regarder ça avec un peu de distance.
Il y a un phénomène général d'incompréhension de ce que sont les principes fondamentaux de la démocratie. [...] État de droit et état du droit, c'est une voyelle, mais c'est plus qu'une voyelle. L'état du droit, c'est l'état des lois telles qu'elles existent. Et naturellement, le législateur peut les modifier. Il est là pour ça, poursuit-il. Mais l'État de droit, c’est différent, ce sont les principes fondamentaux dont j'ai parlé, la séparation des pouvoirs, la primauté de la Constitution sur la loi ordinaire, et ça, ça ne se change pas comme ça.
En tant que membre du Conseil constitutionnel, Alain Juppé estime que, quand le Parlement a voté une loi, on ne peut aller voir ce qu’il y a dedans sans en avoir été au préalable saisi par des parlementaires eux-mêmes, ou par une autre procédure, par le citoyen. Mais le paradoxe, c'est que ce sont les groupes politiques qui nous engueulent le plus, qui nous saisissent le plus, constate l'ex-élu.
Dans son livre, il maintient que l’essentiel, à ses yeux, est de tenir bon sur le principe de l’indépendance des juges, gage de leur impartialité. En effet, selon lui, c’est cette indépendance que les dictatures commencent toujours par mettre