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« Travailler pour Shein, c'est comme jouer au loto » : en Chine, plongée dans la machine impitoyable du géant de la fast-fashion

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Des pochettes Shein dans un atelier à Nancun, près de Canton. Le groupe travaille avec 7.200 sous-traitants, la plupart basés en Chine. (Photo Qilai Shen/Panos-rea)
Des pochettes Shein dans un atelier à Nancun, près de Canton. Le groupe travaille avec 7.200 sous-traitants, la plupart basés en Chine. (Photo Qilai Shen/Panos-rea)

Par Raphaël Balenieri

La nuit commence à tomber dans le petit village de Tangpudong, en grande banlieue de Canton, dans l'extrême sud de la Chine. Et pourtant Chen Haiyan a encore sous les yeux des montagnes d'habits à traiter. Chaque jour, cette mère de 46 ans emballe plus de 1.000 vêtements dans de petites pochettes zippées qui ont rendu accros les adolescentes du monde entier. Sur les emballages de plastique mat, on lit cinq lettres noires, en majuscule : Shein, le géant chinois de l'ultra-fast-fashion.

Chen Haiyan est payée l'équivalent de 2 centimes d'euros par pochette. A son rythme, la quadragénaire peut espérer environ 25 euros par jour, pour presque douze heures de travail : de 13 heures à minuit s'il le faut. Debout face à la grande table, un ventilateur derrière elle, Chen Haiyan scanne le QR Code de chaque nouveau lot avec son portable, puis emballe un à un les vêtements, d'un geste frénétique. Lorsque cinq pochettes sont terminées, la jeune femme lie le tout avec une ficelle, puis jette le ballotin par terre, et ainsi de suite.

« Les autres plateformes payent davantage, mais Shein offre plus de volumes. Je n'ai pas de choix. Comme mon mari, je travaille dans le textile, car il n'y a aucune barrière à l'entrée pour les gens comme nous », raconte cette mère de famille, qui a laissé ses enfants à Chongqing, à 1.300 kilomètres d'ici. « Je préfère emballer, plutôt que coudre les vêtements, comme ça au moins je peux bouger et me dégourdir les jambes ! »

Plus de 7.200 sous-traitants

Tout autour d'elle, des dizaines de femmes, courbées sur leurs machines à coudre, confectionnent les vêtements. Certaines cousent les manches, d'autres les ourlets ou les cols de chemise, les pieds sur les pédales et les yeux toujours à quelques centimètres de l'aiguille, dans un bruit incessant.

Tout en amont, la phase de la découpe est en revanche réservée aux hommes. Les rouleaux de tissus sont dépliés sur de longues tables sur plusieurs épaisseurs. Le patron de papier est apposé sur toute la longueur, puis les employés découpent la matière avec de petites scies électriques en suivant les lignes, tandis qu'un autre employé ramasse à la main les chutes.

Des ateliers comme celui-ci, il en existe des milliers à Canton, dans ces petits « villages » qui ont été intégrés à la mégalopole au fur et à mesure de l'urbanisation. Beaucoup travaillent, en partie ou en totalité, pour Shein, le champion chinois qui fait fureur en Europe avec ses vêtements à prix cassés tout en étant régulièrement accusé par les défenseurs des droits de l'homme et de l'environnement de conditions de travail indignes, de concurrence déloyale et de pollution. En France, il vient de créer la polémique, en débarquant dans l'emblématique BHV à Paris.

Pour obtenir des prix qui assomment la concurrence, le site de vente en ligne a imposé un système unique à ses 7.200 sous-traitants chinois. Délais ultracourts, production à la demande, système de notation des fournisseurs… La pression est énorme sur les ateliers, à tel point que certains perdent de l'argent et commencent à réduire leur exposition au géant chinois.

Il faut développer de nouveaux produits non-stop.

Peng, patron d'un atelier textile

La plateforme chinoise, originaire de Canton mais aujourd'hui basée à Singapour, a tout externalisé, y compris le design des vêtements, le plus souvent confié aux sous-traitants. « D'abord, Shein donne une direction artistique. Ensuite, nous envoyons entre 50 et 100 propositions de modèles, mais il arrive que Shein n'en retienne qu'une vingtaine. Il faut développer de nouveaux produits non-stop. Or cela implique d'investir beaucoup, de recruter des designers et des prototypeurs, ce qui coûte cher en salaires », raconte Peng, le patron d'un atelier textile qui produit exclusivement pour Shein, à raison de plusieurs dizaines de milliers de pièces par mois.

« Le problème, c'est que, dans notre cas, seuls 3 % à 5 % des designs retenus vont rencontrer un grand succès. Par conséquent, travailler pour Shein, c'est comme jouer au loto. Si un modèle devient très populaire, cela génère de nouvelles commandes et on gagne de l'argent. Sinon, tout le travail part à la poubelle », dit Peng (seuls les noms de famille ont été utilisés dans cet article).

Les ateliers sont souvent obligés de produire davantage de pièces au cas où le vêtement rencontre un grand succès sur Shein.

Les ateliers sont souvent obligés de produire davantage de pièces au cas où le vêtement rencontre un grand succès sur Shein.Photo Qilai Shen/Panos-REA


Une fois le modèle retenu, les sous-traitants doivent réaliser les commandes dans des délais très courts. Par exemple, une semaine pour 120 tee-shirts à manches longues, dix jours pour 100 robes blanches et deux semaines pour 110 manteaux beiges, lit-on sur un bon de commande posé près d'un ordinateur. « Les délais sont très courts. Avant, la moyenne c'était 21 jours, maintenant c'est plutôt 13 jours. Cela nous oblige à stocker par précaution du tissu et à produire davantage de pièces en cas de nouvelles commandes. Sinon, on n'arrive pas à suivre », raconte Liu, le patron d'un autre atelier.

Pour suivre les commandes et la production, tous les ateliers utilisent un logiciel mis au point par Shein. Sur cet intranet, chaque paramètre est renseigné. « Grâce à notre suite de solutions technologiques, nos fournisseurs ont des informations sur la capacité, les stocks et d'autres informations qui les aident à prendre de meilleures décisions quant à la production », vante le géant chinois sur son site. Grâce à cette visibilité en temps réel, Shein affirme, dans une réponse écrite aux « Echos », être capable de maintenir les excédents de stocks et la surproduction à moins de 10 %, un niveau inférieur, selon lui, à des modes de production traditionnels.

Notation de 1 à 5 étoiles

Les fournisseurs sont également mis en concurrence les uns avec les autres. Plus un fournisseur propose des modèles, plus il respecte les délais et les standards, mieux il est noté. La plateforme chinoise note chaque fournisseur, avec un système d'étoiles allant d'une à cinq, qui conditionne la rapidité du paiement et l'obtention de nouvelles commandes.

A l'inverse, les retards déclenchent des pénalités. « Shein se fiche des processus, ce qui compte, c'est le résultat », témoigne le responsable d'un atelier situé à Nancun, un autre village près de Canton, qui produit environ 30.000 pièces pour Shein par mois. « Nous, nous avons cinq étoiles, donc le paiement peut intervenir dans 10 à 15 jours. Pour les autres, ça peut être dans le mois. »

Malgré cette pression, Shein assure que son modèle est plus vertueux que celui qui prévalait traditionnellement dans la fast-fashion. En ne produisant qu'à la demande, grâce à des données en temps réel, sans projections de marché ni études de tendance, Shein dit garantir « des prix bien inférieurs et moins de déchets », lit-on sur son site.

La plateforme dit payer ses fournisseurs dans les 30 jours, contre 90 jours en moyenne dans l'industrie. Chaque fournisseur doit également signer un code de conduite de trois pages, qui interdit le travail forcé, l'emploi de mineurs de moins de 16 ans, les violences et les discriminations et qui prévoit des audits par Shein.

Un atelier à Nancun. La confection des pièces est quasi-exclusivement réalisée par des femmes.

Un atelier à Nancun. La confection des pièces est quasi-exclusivement réalisée par des femmes.Photo Yolanda Qin


Le groupe s'est aussi engagé à investir 70 millions de dollars d'ici à 2028 pour rénover et moderniser les ateliers, les dortoirs et les cantines de ses sous-traitants. « On a la clim que depuis l'année dernière ! », témoigne Chen Haiyan. Un autre programme à 40 millions vise à imaginer les modes de production du futur : Shein travaille par exemple sur des robots automatisés qui pourront déplacer les caisses de vêtements. Enfin, la plateforme propose une aide financière en cas de dépenses médicales pour 23.000 ouvriers éligibles, des camps d'été pour les enfants, ainsi que des garderies qui ont accueilli 1.000 bambins en 2024, selon son site Internet.

5 % de marge nette

Malgré ces efforts, pas question pour autant de toucher au coeur du business model. Ce système à la demande, qui démarre avec de petits lots pour tester l'appétit des clients, place les fournisseurs sous tension puisqu'il empêche toute prévisibilité de long terme. « Désormais, on est beaucoup sur de petits lots de 50 à 80 pièces, qu'il faut produire très vite. L'industrie textile a toujours été très concurrentielle. Shein a simplement rendu cette concurrence plus intense et plus rapide », raconte le responsable dans l'atelier de Nancun.

« Mais selon moi, ce système n'est pas injuste, c'est simplement le fonctionnement du marché, ajoute-t-il. Seuls les plus forts s'en sortent. Le prêt-à-porter, c'est une industrie de service, si on travaille bien et qu'on répond bien aux commandes, on garde le business. »

Le business model de Shein repose sur une production à la demande, réalisée dans des délais très courts.

Le business model de Shein repose sur une production à la demande, réalisée dans des délais très courts.Photo Jade Gao/AFP


Peng, lui, est bien plus amer. Selon les saisons, le jeune patron de 38 ans perd entre 14.000 et 49.000 euros par mois. « Je fais 15 % de marge brute et 5 % seulement de marge nette. Shein exerce une telle pression sur les prix que parfois, on a du mal à calculer les pourcentages exacts de rentabilité. Je risque de perdre de l'argent encore cette année et l'année prochaine. Mais je ne peux pas m'arrêter car j'ai déjà beaucoup trop investi », dit Peng.

Le jeune homme avait commencé à travailler pour Shein en 2023, conseillé par des amis qui s'étaient lancés avec succès pendant la pandémie, lorsque les usines chinoises tournaient à plein régime pour le reste de la planète confinée. « Malheureusement, moi, je suis arrivé trop tard. Quand j'ai commencé, la pandémie était déjà finie, les usines à l'étranger avaient repris la production et la demande en Chine a sérieusement chuté à cause du ralentissement économique. »

A Tangpudong, les offres d'emploi dans le textile sont affichées dans la rue.

A Tangpudong, les offres d'emploi dans le textile sont affichées dans la rue.Photo Yolanda Qin


Face à cette pression, d'autres, comme Liu, commencent à réduire leur exposition à Shein. Le géant chinois ne représente plus que 10 % à 20 % de son activité, explique le patron de cet atelier d'environ 50 personnes, tout en versant du thé ambré dans de minuscules coupes blanches, de la taille de dés à coudre. Son entreprise fondée il y a plus de quinze ans ne produit plus que 5.000 à 10.000 pièces par mois pour Shein, contre 50.000 à 60.000 auparavant.

Désormais, Liu préfère largement travailler pour… Amazon. « Auparavant, il n'y avait pas d'inconvénient à travailler pour Shein. Les commandes étaient stables et importantes. Mais maintenant, les délais se sont raccourcis, les commandes sont plus faibles, et il faut entreposer les stocks. Ce n'est pas le cas chez Amazon, qui offre également des délais plus longs », raconte l'homme dans son bureau. « Globalement, on produit moins pour Shein car on ne sait jamais si cela va bien se vendre. C'est impossible de savoir si l'on va rentrer dans nos coûts. »

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