Iran

Narges Mohammadi : « Les Iraniens veulent une transition vers la démocratie »

Auteur: Anne Marie Lecomte Source: Radio Canada
Mars 1, 2025 at 05:44
Narges Mohammadi, Prix Nobel de la paix 2023, a accordé une entrevue à Anne-Marie Dussault dans le cadre de l'émission 24•60 sur ICI RDI. PHOTO : RADIO-CANADA
Narges Mohammadi, Prix Nobel de la paix 2023, a accordé une entrevue à Anne-Marie Dussault dans le cadre de l'émission 24•60 sur ICI RDI. PHOTO : RADIO-CANADA

« En Iran, vivre dignement a un prix élevé. » Depuis 30 ans, la vie de l'Iranienne Narges Mohammadi, Prix Nobel de la paix, n'est que combat pour la défense des droits de la personne, et ceux des femmes en particulier. Elle s'est confiée à Anne-Marie Dussault à l'émission 24•60. Récit de courage.


Sortie de prison le 4 décembre dernier, Narges Mohammadi jouit d'une rare bouffée d'air dans son appartement de Téhéran. Ce n'est qu'un sursis : à tout moment, la militante et Prix Nobel de la paix 2023 peut être incarcérée de nouveau par le régime au pouvoir en République islamique d'Iran.

Qu'à cela ne tienne, elle multiplie les entrevues avec les médias étrangers.

À France Inter, elle a déclaré que le pouvoir à Téhéran exerce une tyrannie religieuse qui passe par l'asservissement des femmes. À 24•60, elle a raconté qu'à la prison d'Evin, lieu de sévices tristement célèbre, elle a été témoin d'histoires bouleversantes de violences et d’abus sexuels contre des femmes.

Ainsi va la vie de Narges Mohammadi depuis sa première arrestation, en 2009, dans ce pays d'Asie occidentale serré en étau par les mollahs depuis 46 ans.

Ingénieure diplômée en physique devenue journaliste, puis défenseure des droits de la personne, Narges Mohammadi a été arrêtée treize fois, jugée neuf fois et placée en isolement quatre fois.

Mais, comme elle le répète, les murs de la prison ne pourront jamais [la] faire taire.

Cinq de mes procès ont eu lieu uniquement parce que j’avais pris la parole en prison contre les violations des droits des prisonniers politiques, les violations des droits humains dans la société, ou encore les répressions exercées contre les mouvements sociaux dans les rues.

Mais où Narges Mohammadi trouve-t-elle sa force?

Je considère, dit-elle, que c'est notre devoir, comme défenseurs des droits humains, de nous opposer constamment aux violations des droits fondamentaux.

 

Narges Mohammadi écoute, impassible, Shirin Ebadi, qui parle au micro en arborant un air dénonciateur, l'index levé.
Narges Mohammadi (à droite) écoute Shirin Ebadi lors d'une rencontre tenue à Téhéran en 2007 et portant sur la défense des droits des femmes. À vingt ans d'intervalle, les deux femmes ont respectivement reçu le Prix Nobel de la paix. (Photo d'archives) - PHOTO : ASSOCIATED PRESS / VAHID SALEMI

 

Au cours des 30 dernières années, il n’y a jamais eu un moment où je n’ai pas été active, que ce soit dans le domaine des droits des femmes, du mouvement étudiant ou des droits humains. Je pense que cette lutte doit continuer, car nous ne sommes pas encore arrivés là où nous devrions être.

 

La République islamique est un régime fondamentalement oppresseur, et c’est notre mission de continuer à nous battre.

Une citation de Narges Mohammadi, militante et Prix Nobel de la paix 2023

 

Une santé précaire, un moral de fer

Toutes ces années de lutte l'ont physiquement affaiblie.

En novembre dernier, elle a été hospitalisée pour subir une opération très lourde à la jambe. Les médecins soupçonnaient un cancer, elle qui aurait déjà fait au moins un infarctus en détention. Sitôt opérée, on l'a forcée à réintégrer sa cellule pour 22 jours dans des conditions extrêmement difficiles, dit-elle.

Finalement, nouveau sursis, la suspension de l'exécution de mon jugement a été approuvée. La voici donc chez elle. Pour un temps.

 

Narges Mohammadi, debout et appuyée sur un déambulateur, sourit dans le cadre d'une porte.
Narges Mohammadi pose dans son appartement de Téhéran, peu après sa libération provisoire, en décembre. (Photo d'archives) - PHOTO : GETTY IMAGES / NOOSHIN JAFARI (AFP)

 

Sa peine la plus lourde est maternelle, pourrait-on dire. Elle n'a pas pu véritablement élever ses enfants. Et elle ne les a pas vus depuis 2015, soit depuis qu'ils ont fui l'Iran.

 

Je pense que le plus dur pour moi était de ne pas pouvoir voir Ali et Kiana. Durant les dix années où j’étais en prison, je n’ai pas pu entendre la voix de mes enfants pendant cinq ans, car l’administration de la prison m’en empêchait.

Une citation de Narges Mohammadi, militante et Prix Nobel de la paix 2023

 

En exil forcé en France avec leur père, le journaliste iranien Taghi Rahmani, ses jumeaux, une fille et un garçon aujourd'hui âgés de 18 ans, ont reçu à sa place son prix Nobel de la paix, en décembre 2023.

 

Une jeune femme et un jeune homme, qui fait le signe de la paix de sa main droite, sourient pensivement, debout derrière un lutrin.
Kiana Rahmani et son frère, Ali Rahmani, alors qu'ils acceptent au nom de leur mère, Narges Mohammadi, le prix Nobel de la paix, en décembre 2023. (Photo d'archives) - PHOTO : ASSOCIATED PRESS / JAVAD PARSA

 

La réalité, c’est que le régime de la République islamique a rendu mes conditions de détention encore plus difficiles après l’attribution du prix Nobel, affirme Narges Mohammadi. Un peu plus d'un mois après l'annonce de l'Académie Nobel, les autorités ont désactivé sa carte téléphonique, l'empêchant de communiquer avec ses parents, son frère et sa soeur en Iran.

 

Mon père est décédé sans avoir entendu ma voix pendant trois mois. Et même pour ses funérailles, ils ne m’ont pas autorisée à sortir de prison, même sous leur surveillance.

Une citation de Narges Mohammadi, militante et Prix Nobel de la paix 2023

 

Vivre dignement en Iran a un prix élevé

En tant que mère, elle a vécu des moments déchirants.

La première fois que j’ai été arrêtée, mes enfants, Ali et Kiana, n’avaient que 3 ans. Kiana venait de subir une opération chirurgicale et avait de la fièvre. Cette nuit-là, à 1 h du matin, les forces de sécurité m'ont arrêtée chez moi, laissant Kiana fiévreuse avec son frère. Je pense que cette période a été l’une des plus difficiles que j’ai vécues en isolement.

La deuxième fois que j’ai été arrêtée, Ali et Kiana avaient 5 ans. Leur père ne vivait pas en Iran, et ils ont dû affronter cette période sans moi...

Narges Mohammadi n'a pas revu ses enfants depuis.

 

Une main masculine tient une photo montrant un couple, soit celui formé par Narges Mohammadi et Taghi Rahmani se regardant dans les yeux.
En décembre 2023, à Paris, Taghi Rahmani montre une photo de sa femme Narges Mohammadi. Ce journaliste iranien a dû s'exiler en France avec les deux enfants du couple. (Photo d'archives) - PHOTO : GETTY IMAGES / GEOFFROY VAN DER HASSELT (AFP)

 

Malgré ces épreuves, Narges Mohammadi affirme qu'elle n'a pas de regrets, qu'elle n'a pas peur et qu'elle n'a nullement l'intention de quitter son pays. Tant que le peuple lutte, je préfère rester aux côtés des Iraniens, dit-elle.

Chaque être humain aspire à la liberté, à être auprès de sa famille, mais la réalité, c’est qu’en Iran, là où je vis, vivre dignement a un prix élevé.

 

Je pense que cette lutte doit continuer, car nous ne sommes pas encore arrivés là où nous devrions être. Ce combat va se poursuivre jusqu’au jour où nous atteindrons la démocratie, la liberté et l’égalité.

Une citation de Narges Mohammadi, militante et Prix Nobel de la paix 2023

 

Le parcours de Narges Mohammadi en quelques dates clés

  • Naît le 21 avril 1972 à plus de 300 km au nord-ouest de Téhéran.
  • Se joint en 2003 au Centre de la défense des droits humains fondé par Shirin Ebadi (Prix Nobel de la paix 2003).
  • Arrêtée à 13 reprises, elle est condamnée à 31 ans de prison et à 154 coups de fouet.
  • Bien qu'étant en captivité, elle joue un rôle de premier plan dans le mouvement de contestation contre le régime iranien qui a suivi la mort de Mahsa Amini, en 2022. Cette même année, elle publie White Torture, recueil d'entretiens qu'elle a faits avec des prisonnières à Evin.
  • Reçoit in abstentia le prix Nobel de la paix en 2023.

 

Une révolte populaire

En 2022, un mouvement de protestation inédit a secoué l'Iran à la suite de la mort d'une Kurde de 22 ans, Mahsa Amini.

Arrêtée à Téhéran par la police des mœurs pour port inapproprié du voile islamique, la jeune femme est morte en détention, trois jours après son arrestation.

Les manifestations se sont vite transformées en contestation généralisée du joug des mollahs.

Dans la foulée, un mouvement appelé Femme, Vie, Liberté est né. Narges Mohammadi y voit un puissant signe d'espoir : Je l’ai déclaré à plusieurs reprises, même lorsque j’étais en prison, que je considère que le rôle actif du peuple dans le changement à venir, ainsi que celui des femmes dans le mouvement Femme, Vie, Liberté, est un élément essentiel et déterminant.

Le soulèvement a été durement réprimé : au moins 551 personnes ont été tuéeset des milliers arrêtées, selon des ONG de défense des droits de la personne.

 

Des manifestants, jeunes pour la plupart, et comprenant des femmes n'arborant pas le hijab, se massent dans la rue, dans un nuage de fumée ou de poussière.
Le 19 septembre 2022, des manifestants avaient pris la rue d'assaut à Téhéran, en protestation de la mort, en détention, de Mahsa Amini, après qu'elle eut été arrêtée par la police des mœurs « pour port inapproprié du voile islamique ». (Photo d'archives) - PHOTO : GETTY IMAGES
 

 

 

Et selon un rapport d'Amnistie internationale, (Nouvelle fenêtre) aucune enquête pénale efficace, impartiale et indépendante n’a été menée sur les allégations de graves violations des droits de la personne et de crimes de droit international commis par les autorités iraniennes, pendant et après les manifestations.

Malgré tout, Narges Mohammadi, qui elle-même refuse de porter le voile, se dit très optimiste quant aux transformations profondes qu'[elle] observe au sein de la société iranienne.

 

Si je devais résumer ces trois mois passés à l'extérieur de la prison, je dirais que la volonté et la détermination du peuple iranien pour cette transition [vers la démocratie] semblent bien plus fortes que les années précédentes.

Une citation de Narges Mohammadi, militante et Prix Nobel de la paix 2023

 

Les signes de changement sont visibles partout dans la société iranienne, insiste Narges Mohammadi, qui ajoute que ce sont les femmes qui en manifestent l'expression la plus marquante.

 

Narges Mohammadi, photographiée en gros plan, l'air songeur.
Narges Mohammadi, Prix Nobel de la paix 2023 et défenseure des droits de la personne, photographiée le 18 décembre dernier dans son appartement de Téhéran, après avoir obtenu une remise en liberté provisoire du régime iranien. (Photo d'archives) - PHOTO : GETTY IMAGES / NOOSHIN JAFARI (MIDDLE EAST IMAGES)

 

Un régime irréformable, un gouvernement inefficace

Le Canada maintient depuis 2012 la République islamique d'Iran sur la liste des États qui soutiennent le terrorisme.

En 2024, le Canada a inscrit le Corps des Gardiens de la révolution islamique (CGRI) sur la liste des entités terroristes en vertu du Code criminel, tout comme le Hezbollah libanais et le Hamas palestinien, des alliés de l'Iran.

La vie est difficile en Iran, où 92 millions d'habitants tentent de tirer leur épingle du jeu dans une économie grevée par l'inflation, le chômage élevé et les sanctions internationales.

Sur l'échiquier politique, la chute du régime de Bachar Al-Assad en Syrie, la guerre menée par Israël dans la bande de Gaza et au Liban et, enfin, le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche sont autant de bouleversements qui placent l'Iran dans une position épineuse.

Pour la Nobel de la paix 2023, il est clair que la population est mûre pour une transition vers la fin de la dictature religieuse, c'est-à-dire un passage au-delà de la République islamique.

 

D’après l’expérience que nous, le peuple iranien, avons vécue, en particulier ces dernières années, ce régime est irréformable et constitue un gouvernement inefficace.

Une citation de Narges Mohammadi, en entrevue à 24•60 avec Anne-Marie Dussault
 
 
 
De la fumée s'élève dans une rue le long d'un immeuble sur lequel figure notamment la photo d'Ali Khamenei et d'autres personnages religieux iraniens.
De la fumée s'élève d'une manifestation en septembre 2022 à la suite de la mort en détention de Mahsa Amini, dans une rue de Téhéran où la photo de l'ayatollah Ali Khamenei est placardée sur un immeuble. (Photo d'archives) - PHOTO : GETTY IMAGES

 

Considéré comme un réformateur, l'actuel président, Massoud Pezeshkian, a succédé au conservateur Ebrahim Raïssi, mort en mai dernier dans un écrasement d'hélicoptère. M. Pezeshkian, qui plaide pour des relations constructives avec l'Occident, jouit cependant de pouvoirs restreints : il est chargé d'appliquer les grandes lignes politiques du chef de l'État, l'ayatollah Ali Khamenei, le guide suprême.

Dans le message clair et explicite qu'il a transmis au monde, le peuple iranien s'est montré déterminé à en finir avec la République islamique, affirme Narges Mohammadi.

Il reste à la communauté internationale d'en prendre conscience et d'y apporter son soutien, insiste-t-elle.

Avec les informations de The Guardian, France inter et nouvelobs.com

Mot clé
Vous n'avez pas utilisé le site Web, Cliquer ici pour maintenir votre état de connexion. Temps d'attente: 60 Secondes