Intelligence artificielle

DeepSeek et la course à l’IA, ou le capitalisme chinois contre les GAFAM

Auteur: Olivier Lessard L’auteur est étudiant à la maitrise en droit international à l’UQAM, où il analyse la politique commerciale chinoise. Source: Le Devoir
Janvier 29, 2025 at 14:03
Photo: Mladen Antonov Agence France-Presse  DeepSeek vient remettre en question les milliards de dollars investis par les GAFAM en IA, note l’auteur.
Photo: Mladen Antonov Agence France-Presse DeepSeek vient remettre en question les milliards de dollars investis par les GAFAM en IA, note l’auteur.

Avec l’équivalent de seulement 8 millions de dollars canadiens, une jeune pousse chinoise a réussi à lancer son propre agent conversationnel utilisant l’intelligence artificielle (IA), qui rivalise avec les meilleurs modèles américains. L’exploit est d’autant plus impressionnant que ce chatbot se basant sur un grand modèle de langage (large language model) a été entraîné sans les puces les plus performantes disponibles sur le marché, en raison des sanctions américaines.

Si ces chiffres sont vrais, DeepSeek vient remettre en question les milliards de dollars investis par les GAFAM en IA. Marc Andreessen, investisseur et conseiller du président américain, a comparé la percée technologique de la Chine au lancement de la sonde Spoutnik. Or, la Chine n’est pas l’URSS, et il serait faux de tirer les mêmes leçons aujourd’hui que lors de la course à l’espace. Surtout, il n’est pas surprenant que DeepSeek soit apparu en Chine et non aux États-Unis, et la start-up reflète leurs économies respectives et l’écosystème d’innovation qui leur est propre.

Une question de concurrence

Aujourd’hui, le Parti communiste chinois n’a de communiste que son nom : à l’inverse de l’URSS, où l’État planifiait l’ensemble de l’économie, la concurrence capitaliste en Chine est féroce. Si l’État joue un rôle prépondérant dans l’économie, les entreprises chinoises dans diverses industries se livrent régulièrement des guerres de prix agressives où seul le plus fort survit. Par exemple, le développement de l’industrie des véhicules électriques en Chine a été rendu possible par une série de subventions et de prêts à taux préférentiels par le gouvernement chinois, mais aussi par la concurrence féroce à laquelle se livrent les près de 200 fabricants chinois de véhicules électriques. Le plus grand d’entre eux, BYD, s’est davantage forgé par cette concurrence intense que par le contrôle du Parti communiste sur l’entreprise, tout comme les autres géants chinois des technologies, Baidu, Tencent, Huawei et ByteDance.

Le développement de l’IA en Chine ne fait pas exception à cette formule : certes, l’État investit de larges sommes pour construire des infrastructures partagées et former la relève, mais la Chine soutient également financièrement ces nombreuses jeunes pousses en IA. DeepSeek est après tout le projet personnel du fondateur d’un fonds spéculatif (hedge fund) et il ne représente qu’un seul des 190 grands modèles de langage officiellement approuvés en Chine.

En fait, DeepSeek ressemble énormément à OpenAI dans ses débuts ; il s’agit de deux start-up atypiques axées entièrement sur la recherche et qui ne font pas l’objet de pression par leurs investisseurs pour commercialiser leur produit rapidement. Mais OpenAI a récemment dévié de ce modèle.

Après la course à l’IA provoquée par le lancement de ChatGPT, le développement de l’IA aux États-Unis s’est réalisé à partir d’économies d’échelle du secteur privé. Les GAFAM tentent depuis de se démarquer en investissant dans des centres de données toujours plus grands avec toujours plus de puces et en faisant l’acquisition de plusieurs jeunes pousses prometteuses, si bien que, sous la passivité des décideurs américains, ceux-ci se retrouvent en position de monopole.

L’achat préventif de futurs compétiteurs potentiels est une tactique bien connue des GAFAM, comme l’a d’abord montré l’achat d’Instagram par Facebook. Aujourd’hui, OpenAI, DeepMind et Anthropic, des compagnies qui auraient eu le potentiel de concurrencer les GAFAM, ont toutes fait l’objet d’acquisition ou de participation financière de ces dernières. Ces comportements montrent que les entreprises technologiques sont plus soucieuses de préserver leur part de marché que de produire des innovations, ce qui a mené les autorités américaines, européennes et britanniques à lancer des enquêtes sur ces transactions pour comportements anticoncurrentiels.

Le lancement raté de l’IA de Google en est symptomatique : aucune entreprise dans une réelle situation de concurrence n’aurait pris le risque de dévoiler un agent conversationnel en proie aux « hallucinations ».

Des avantages comparatifs différents

Le dévoilement de DeepSeek témoigne également d’écosystèmes d’innovation différents dans les deux pays. Malgré une situation de monopole, les États-Unis demeurent en avance dans la course à l’IA grâce à leurs capacités inégalées en recherche fondamentale. Les meilleures universités et les meilleurs centres de recherche s’y trouvent, le pays attire des travailleurs talentueux de partout dans le monde et ses plus grandes entreprises investissent massivement en recherche et développement.

À l’inverse, l’avantage de la Chine se situe dans la commercialisation. L’innovation en Chine est caractérisée par un immense marché intérieur et peu d’entreprises établies dans plusieurs industries, dont les nouvelles technologies, ce qui facilite l’hyperconcurrence nécessaire à la poursuite de nouvelles idées commerciales.

Ainsi, les États-Unis possèdent la plupart des brevets dans les énergies renouvelables, mais la Chine domine la commercialisation et la réduction des coûts de ces produits, comme les panneaux solaires. La plupart des licornes (une start-up non cotée en Bourse dont la valeur est estimée à plus d’un milliard de dollars) aux États-Unis sont dans le domaine de la robotique, de l’informatique et des mégadonnées, tandis que 58 % des licornes chinoises se spécialisent dans le commerce électronique. En IA, ChatGPT a été une des plus grandes avancées des dernières années, mais DeepSeek a innové pour le reproduire à faible coût.

Dans les prochaines années, on peut ainsi s’attendre à ce que les États-Unis continuent d’offrir les plus grandes percées en IA, mais à ce que la Chine domine son utilisation commerciale. L’avance des États-Unis ne perdurera toutefois que s’ils parviennent à défaire leurs monopoles néfastes pour l’innovation.

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