L'ex-commissaire européen Thierry Breton fait partie des personnes désormais interdites de territoire aux Etats-Unis. Washington estime que les déboires de ses champions Internet en Europe sont une forme de censure et se venge en révoquant des visas.
Par Solveig Godeluck
« Joyeux Noël (en avance) » de la part du ministre des Affaires étrangères des Etats-Unis. C'est par ces mots enjoués postés sur X que le secrétaire d'Etat américain Marco Rubio s'est vanté lundi d'avoir révoqué 95.000 visas, dont plus de 8.000 visas étudiants depuis le début de l'année.
Mardi, le diplomate en chef de l'administration Trump a enfoncé le clou et annoncé sur le même canal que le département d'Etat allait « interdire l'entrée aux Etats-Unis à des personnalités clés du complexe industriel mondial de la censure ». Cinq Européens sont visés, dont l'ancien commissaire européen Thierry Breton. Parmi les autres personnes sanctionnées figurent des représentants d'ONG luttant contre la désinformation et les messages haineux en ligne.
Un « vent de maccarthysme »
Sur X, Thierry Breton a dénoncé un « vent de maccarthysme » aux Etats-Unis, en référence à la chasse aux sorcières anticommuniste menée par le sénateur américain Joseph McCarthy dans les années 1950. « Pour rappel : 90 % du Parlement européen - démocratiquement élu - et les 27 Etats membres à l'unanimité ont voté le DSA », la législation européenne sur le numérique, a-t-il souligné. « A nos amis américains : la censure n'est pas là où vous le pensez », a-t-il conclu.
Un vent de maccarthysme souffle-t-il à nouveau ? 🧹
— Thierry Breton (@ThierryBreton) December 23, 2025
Pour rappel : 90 % du Parlement européen — démocratiquement élu — et les 27 États membres à l’unanimité ont voté le DSA 🇪🇺
À nos amis américains : « La censure n’est pas là où vous le pensez. »
Et Emmanuel Macron de se ranger du côté de l'ancien ministre de l'Economie de Jacques Chirac. « Ces mesures relèvent de l'intimidation et de la coercition à l'encontre de la souveraineté numérique européenne », a tapé du poing le président sur X, promettant de continuer à défendre « notre autonomie réglementaire ». « Les règles qui s'appliquent à l'espace numérique de l'Union européenne n'ont pas vocation à être déterminées hors d'Europe », assène le chef de l'Etat.
« La France dénonce avec la plus grande fermeté la restriction de visa prise par les Etats-Unis à l'encontre de Thierry Breton, ancien ministre et commissaire européen, et quatre autres personnalités européennes », a, de son côté, dénoncé sur X le chef de la diplomatie française, Jean-Noël Barrot. « Les peuples de l'Europe sont libres et souverains et ne sauraient se faire imposer par d'autres les règles s'appliquant à leur espace numérique », a-t-il prévenu. La Commission européenne qui « condamne fermement » ces sanctions, assure voir demandé « des clarifications aux autorités américaines ». Le successeur de Thierry Breton au sein de l'organe exécutif de l'UE, Stéphane Séjourné, a exprimé sur X sa « solidarité totale avec lui et tous les Européens concernés ».
Feu sur le Digital Services Act
La sous-secrétaire d'Etat Sarah Rogers a expliqué ces choix sur X. Thierry Breton, « un artisan du Digital Services Act », « a publié une lettre utilisant le DSA pour menacer Elon Musk avant son entretien avec le président Trump », quand il était commissaire au Marché intérieur, en août 2024. « Avant l'entretien, Breton a rappelé sévèrement à Musk les obligations légales de X et les 'procédures formelles' en cours pour non respect présumé des exigences relatives aux 'contenus illégaux' et à la 'désinformation' en vertu du DSA », ajoute-t-elle, outrée.
Egalement sanctionné, le Britannique Imram Ahmed, de l'organisation Center for Countering Digital Hate a, lui, « appelé les plateformes à bannir douze anti-vaccins' américains, dont l'actuel secrétaire à la Santé et aux Services sociaux, Robert Kennedy Junior », accuse Sarah Rogers. Il « avait pour priorités de « nuire à Twitter (de Musk) » et de « déclencher des actions réglementaires de l'UE et du Royaume-Uni ».
L'autre Britannique visée, Clare Melford, a fondé le Global Disinformation Index, qui traque les discours haineux sur le Web. Son association « exhorte à la censure et à la suppression de l'expression et de la presse américaine », estime Sarah Rogers.
Quant aux Allemandes Anna-Lena von Hodenberg et Josephine Ballon, de HateAid, leur tort est d'avoir également fait des signalements au nom du DSA. La dernière s'est notamment rendue coupable d'avoir déclaré à la télévision américaine, en février dernier, que « la liberté d'expression a besoin d'être encadrée », dénonce Sarah Rogers.
Soutien aux champions du numérique
Washington accuse Bruxelles de persécuter ses géants de la tech, avec une réglementation trop contraignante et des procès antitrust qui leur coûtent cher. Début décembre, la Commission européenne a notamment infligé à X une amende de 120 millions d'euros, sa toute première sanction financière sous le régime de la loi sur les services numériques.
Le vice-président J.D. Vance en personne était monté au créneau à la veille de la décision européenne, exhortant l'Union à « soutenir la liberté d'expression au lieu d'attaquer les entreprises américaines pour des futilités ». C'est dire si le gouvernement américain est mobilisé quand il s'agit de défendre les intérêts de ses champions dans les services, après avoir imposé de lourds droits de douane aux marchandises européennes et conquis l'Europe avec ses plateformes numériques.
Washington cherche à présent à faire sauter les taxes Gafa et autres taxes sur les services numériques mises en place dans plusieurs pays occidentaux, dont la France. Le Canada a déjà accepté de supprimer la sienne.
Au nom de la liberté d'expression
« Depuis bien trop longtemps, des idéologues en Europe mènent des actions concertées pour contraindre les plateformes américaines à censurer des opinions américaines qu'ils désapprouvent. L'administration Trump ne tolérera plus ces actes scandaleux de censure extraterritoriale », s'est justifié Marco Rubio mardi.
La décision de sanctionner plusieurs personnalités était en préparation de longue date. En mai, le secrétaire d'Etat avait déjà annoncé sur X « une nouvelle politique de restriction de visas qui s'appliquera aux dignitaires étrangers et aux personnes qui se rendent complices de censurer des Américains », parce que « pendant trop longtemps, les Américains ont été mis à l'amende, harcelés et même condamnés par des autorités étrangères pour avoir exercé leurs droits de liberté d'expression ».
« La liberté d'expression est essentielle au mode de vie américain - un droit de naissance sur lequel les gouvernements étrangers n'ont pas autorité », avait-il conclu, apparemment convaincu que les Etats-Unis disposent d'un privilège mondial d'extraterritorialité juridique.
Les Etats-Unis « activement » ciblés
Le clash n'est pas seulement économique et réglementaire, il est géopolitique. La stratégie nationale de sécurité (SNS) des Etats-Unis, qui vient d'être dévoilée,montre tout le mépris de la nouvelle administration pour les valeurs européennes que partageait l'Amérique d'avant Trump.
« Nous savons que les gouvernements étrangers ciblent activement les Etats-Unis », croit savoir Sarah Rogers. Pour la sous-secrétaire d'Etat, ces capitales considèrent la SNS comme une « interférence », de la part « d'un Etat hostile », « parce qu'elle identifie correctement l'immigration de masse et la souveraineté nationale en déclin comme des problèmes de sécurité européens existentiels ». Une vision du monde tout à fait MAGA.