Les Français sont plus schizophrènes que jamais en matière de capitalisme et de mondialisation. D'un côté, la plateforme chinoise Shein est devenue le sujet majeur de tous les débats dans le pays, focalisant à elle seule les controverses autour de la fast fashion ou ultra fast fashion. Un épouvantail pris pour cible par les politiques de tout bord, du ministre du Commerce Serge Papin qui entend défendre le "made in France" à Laurent Wauquiez (LR) ou Olivier Faure (PS) qui réclament une interdiction. De l'autre côté, les consommateurs la plébiscitent en nombre, la France étant le premier marché européen pour Shein.

Professeure associée à la Brock School of Business au sein de l'université Samford (Alabama), Joy Buchanan a écrit en 2013 un article pour le Cato Institute (think tank libéral) soulignant les avantages sociaux de la fast fashion et d'une abondance de vêtements bon marché dans les pays riches, ses effets dans les pays longtemps très pauvres comme le Bangladesh, mais aussi les limites du modèle en matière écologique. Pour L'Express, l'économiste américaine remet les polémiques Shein en perspective, rappelant que le "made in France" peut être un objectif politique légitime, mais que ce protectionnisme aura un coût pour le consommateur et que les Français ne sont pas prêts à retourner dans des usines textiles. Plutôt qu'une interdiction, elle appelle à plus de transparence dans le secteur, et à un étiquetage des vêtements à l'image de ce qui se fait pour l'alimentation.

L’Express : Shein fait l’objet d’une controverse nationale en France, de nombreux responsables politiques appelant même à son interdiction. De l’autre côté, la marque chinoise revendique 25 millions de clients dans l'Hexagone, et la boutique ouverte au BHV à Paris a attiré plus de 50 000 visiteurs en quelques jours…

Joy Buchanan : Cela me fait penser aux Américains qui mangent trop, car la nourriture est devenue tellement bon marché que le coût n’est plus une contrainte. Désormais vous ne renoncez plus à consommer des calories parce que vous n’en avez pas les moyens, mais parce que vous poursuivez d’autres objectifs, comme celui de vouloir rester mince. Un phénomène similaire s’est produit avec les vêtements. Autrefois, l’alimentation comme l’habillement coûtaient chers. Mais aujourd’hui, nous sommes confrontés à de nouveaux problèmes du fait des prix très accessibles. En France, avec son histoire culturelle de la mode, la fast fashion représente sans doute un sujet particulièrement sensible. Et bien sûr, il est difficile pour beaucoup de personnes de voir des industries manufacturières quitter les pays riches pour des pays où la main-d’œuvre est bien moins onéreuse. Il peut donc y avoir en France une nostalgie particulière pour la mode, comme nous en avons une aux Etats-Unis pour les voitures.

Vous avez rappelé dans votre article sur la fast fashion que l’abondance en matière d’habillement est très récente dans l’histoire humaine, alors que la pénurie a longtemps été la règle…

On peut avoir de la nostalgie pour l’ancien système, mais il ne faut pas oublier que celui-ci bénéficiait aux riches, laissant beaucoup de pauvres de côté. Dans Les Raisins de la colère, le roman de John Steinbeck sur la Grande Dépression, un métayer américain dit par exemple : "Nous n'avons pas de vêtements, ils sont déchirés et en lambeaux. Si tous les voisins n'étaient pas dans le même état, nous aurions honte d'aller à la réunion."

Aujourd’hui, dans les pays riches, il est possible de commander une nouvelle tenue pour moins d'une journée de salaire. Nous profitons de nouveaux styles et tendances qui étaient autrefois réservés aux plus fortunés. Même les plus démunis ne manquent que rarement de vêtements et de chaussures. Cela ne veut pas dire que la compétition sociale est terminée, mais les personnes les plus pauvres peuvent désormais se sentir à leur place dans certains milieux, car elles peuvent s'acheter des vêtements qui servaient auparavant à les discriminer.

Une grande partie de cette abondance est due à la mondialisation. L'explosion récente des vêtements bon marché produits en série témoigne de la puissance de la spécialisation et des échanges à l'échelle mondiale. Une ville chinoise produit ainsi la plupart des chaussettes dans le monde, soit plus de 20 milliards de paires par an. Cela fonctionne grâce à une chaîne d'approvisionnement internationale intégrée. Ce n'est qu'avec l'expiration de l'accord multifibres en 2005 que le commerce mondial du textile et de l'habillement s'est pleinement ouvert.

Les détracteurs de la fast fashion ignorent souvent les avantages sociaux liés au prix bon marché des vêtements. La mondialisation a accru la variété des vêtements, et nous pouvons nous exprimer de presque toutes les manières imaginables à travers ces habits. La fast fashion permet aussi de démocratiser les nouvelles tendances, en les rendant accessibles à un public plus large. Mais tout changement est toujours difficile, et l’exposition à la concurrence étrangère s’accompagne de bouleversements douloureux. D’un autre côté, la raison pour laquelle ces changements ont lieu est que les consommateurs apprécient les prix plus bas.

Chez nous, de nombreux politiques appellent à défendre le "made in France" dans le secteur textile. Est-ce une illusion ?

On peut essayer de dire aux Français qu’ils doivent valoriser et préférer les vêtements fabriqués en France. Aux Etats-Unis, nous avons aussi des campagnes pour acheter américain. Vous pouvez voir des étiquettes "made in America" sur des produits, ce qui peut encourager certaines personnes à les acquérir. Il existe différentes méthodes pour mettre en place un protectionnisme, comme les droits de douane.

Le problème, c’est que les revenus sont limités, et que cette défense des produits nationaux a un coût pour les consommateurs américains comme français. L’autre problème, c’est que les emplois dans le secteur manufacturier ne sont simplement plus aussi attrayants pour les habitants des pays riches. Peu de personnes veulent encore travailler dans les usines de confection. Aux Etats-Unis, les quelques entreprises qui fabriquent des vêtements emploient principalement des immigrés et des réfugiés qui ont peu d'autres opportunités. Il est donc difficile de maintenir le statu quo en matière d’industrie textile alors que le monde entier s'enrichit.

Les responsables politiques doivent à un certain moment simplement consulter la population, et savoir si celle-ci est prête à allouer un budget et des efforts pour maintenir les choses telles qu’elles sont. Cela coûte de l’argent. Les gens sont-ils vraiment prêts à préserver un "made in France" dans le textile ? Ils peuvent décider que oui, mais cela revient à une question de valeurs et de signaux sociaux. Nous pourrions par exemple essayer d’attribuer un statut plus élevé aux personnes qui choisissent de ne pas acheter de nouveaux vêtements tout le temps. Ce serait une sorte de renversement inédit, alors qu’en général, on complimente quelqu’un qui porte une nouvelle robe ou un nouveau costume. Il faudrait ainsi imaginer un nouveau système social où l’on distingue quelqu’un pour avoir porté la même robe que la semaine dernière. Ce n’est pas tant un problème technologique qu'un problème social.

Est-ce vraiment réaliste ?

Les gens se soucieront toujours de leur apparence. Mais dans nos pays, il existe déjà des petits groupes de personnes qui tirent une fierté du fait de recycler des vêtements en les achetant dans des boutiques d’occasion et des friperies, se vantant en quelque sorte d’avoir battu le système. Il y a des preuves que nous pourrions le faire en tant que société si nous le voulions. Mais en même temps, il est tout à fait naturel d'être attiré par les choses neuves et brillantes, comme les ratons laveurs. Nous sommes des ratons laveurs qui feraient leurs achats dans les magasins de fast fashion [rires].

“En une vingtaine d'années, le PIB par habitant du Bangladesh est passé de 500 à 2 500 dollars”

Les critiques de la fast fashion dénoncent souvent les bas salaires pratiqués par cette industrie, notamment dans les pays asiatiques…

L’extrême pauvreté a connu une baisse spectaculaire dans le monde entier, et c’est en partie dû à la mondialisation. Voilà une bonne nouvelle que beaucoup de personnes ne semblent pas vouloir entendre. Vous savez, il est difficile d’inciter les gens à cliquer sur un article annonçant une évolution positive. Les bonnes nouvelles retiennent bien moins l’attention que les catastrophes. Mais l’ouverture des pays au commerce international a joué un rôle essentiel dans ces évolutions positives.

Aujourd’hui, de nombreuses personnes qui travaillent dans des usines de confection, comme au Vietnam ou au Bangladesh, n’ont hélas pas beaucoup d'autres options à leur disposition. Dans le monde idéal que nous espérons tous pour l'avenir, beaucoup plus d’humains auront de nombreuses options possibles pour leur vie professionnelle. Mais à l’heure actuelle, ces travailleurs le font parce que c’est leur meilleure alternative. Si nous arrêtions totalement ce système, cela ne les aiderait pas, car ils n’ont pas forcément de meilleure alternative à leur disposition. Depuis des centaines d'années, les êtres humains votent avec leurs pieds, indiquant leur préférence pour les usines plutôt que pour l'agriculture de subsistance et la vie rurale.

Les pays passent par différentes étapes de développement. Ce développement économique nécessite de progresser dans la chaîne de productivité. La Chine, devenue beaucoup plus riche ces dernières décennies, a déjà dépassé le stade manufacturier pour certains produits, et les Chinois ont désormais de meilleures alternatives à leur disposition. Une partie de la production manufacturière s'est donc déplacée vers des pays pauvres dont nous avons toutes les raisons de croire qu'ils franchiront également ces étapes de développement avec le temps. En 1998, le PIB par habitant au Bangladesh était estimé à moins de 500 dollars. La grande majorité de la population vivait dans la pauvreté, souffrant de problèmes de santé et de décès prématurés liés au manque de ressources matérielles. Pourtant, ce pays a récemment connu ce que certains pourraient appeler un miracle économique, avec un PIB par habitant atteignant 2 500 dollars. Cette croissance économique rapide au Bangladesh est étroitement liée aux exportations de vêtements.

En revanche, nous pouvons appeler à plus de transparence dans ces chaînes d’approvisionnement. Il existe déjà des lois visant à protéger les travailleurs du monde entier contre les pires formes d'abus, mais les chaînes d'approvisionnement mondiales étant particulièrement complexes, il peut être difficile pour un consommateur des pays riches de savoir exactement ce qu'il a soutenu à chaque étape du processus en achetant un vêtement. Les gouvernements occidentaux peuvent ainsi mettre la pression sur Shein sur la question du travail forcé. Pour commercer dans l'économie mondiale, les entreprises devraient être tenues de respecter ces lois. Mais le travail forcé est différent de la question de la pauvreté et des bas salaires.

N'oublions pas qu’une chaîne d'approvisionnement hautement mondialisée est l’un des meilleurs moyens de parvenir à un monde plus riche, où davantage de personnes disposent de suffisamment de biens matériels pour accéder à davantage de choses auxquelles nous accordons de la valeur, comme passer du temps avec sa famille.

La principale critique contre la fast fashion porte sur les questions environnementales. N’est-ce pas une catastrophe pour la planète ?

La fast fashion pose notamment le problème des fibres microplastiques. La plupart des vêtements bon marché sont fabriqués en plastique, qui n'est pas biodégradable comme le coton. Les scientifiques étudient ces microplastiques et tentent de déterminer s'ils constituent une menace pour la santé. Nous avons par exemple eu la certitude que le plomb est toxique et qu'aucune quantité n'est sans danger pour l'homme. Nous avons donc apporté de nombreux changements à notre mode de vie pour réduire l’exposition au saturnisme. A l'avenir, nous découvrirons peut-être que les microplastiques sont si nocifs que nous devrons changer notre mode de vie, qui, pour beaucoup, inclut l'utilisation de fourchettes et de chemises jetables. Il est difficile de déterminer le niveau optimal de production textile sans disposer de données claires sur les effets de la désintégration du polyester sur la santé humaine.

Consciente des externalités négatives liées à l'élimination des vêtements, l’Union européenne envisage d’instaurer une taxe sur les nouveaux vêtements afin de financer le nettoyage environnemental, un peu comme une taxe sur le carbone. L'idée d'utiliser les taxes pour inciter les gens à réfléchir davantage sur leur consommation comme pour soutenir l’environnement pourrait être un compromis raisonnable.

Qu’en est-il de l’accumulation de déchets dus à ces vêtements jetables ?

Les technologies de recyclage des vêtements s’amélioreront probablement un peu au cours des dix prochaines années. Mais il est évident qu’il est plus efficace d’essayer de réduire un peu la consommation plutôt que de multiplier les efforts de recyclage. Nous pouvons, sur le plan culturel, arrêter de faire croire qu’il est nécessaire d'avoir une nouvelle robe pour chaque fête, ou de commander un nouveau t-shirt pour chaque événement avec le nom de l'événement imprimé dessus. Comme nous sommes en train de limiter l’obésité aux Etats-Unis, nous pourrions aussi, sur le plan social, limiter cette surconsommation de vêtements bon marché.

Une autre idée serait d'essayer d'étiqueter les vêtements comme on étiquette les aliments. Encore une fois, il s'agit de transparence, qui est plus efficace que la coercition. Tous les consommateurs ne sont pas forcément avertis sur le fait que telle chemise durera dix ans et telle autre quelques semaines. Nous pouvons donc exiger un étiquetage qui aide simplement les gens à prendre la meilleure décision pour eux-mêmes. Nous avons fait la même chose avec les produits alimentaires, qui doivent maintenant afficher le nombre de calories et les informations nutritionnelles. Nous devons aussi lutter contre les problèmes de contrefaçons dans la mode, et arrêter de présenter quelque chose comme étant du cuir si ce n’est pas le cas. Essayons d'aider davantage les consommateurs à faire la distinction entre les matériaux de qualité.

En conclusion, vous appelez donc à avoir un regard plus nuancé sur la fast fashion ?

Décrire la fast fashion comme un désastre revient à ignorer l'amélioration du bien-être qu'ont apportée les textiles bon marché et mondialisés. Mais cela a un impact évident sur les économies des pays riches. Tout changement fait des gagnants et des perdants. La société française devra simplement réfléchir à la direction qu'elle souhaite prendre dans ce domaine. Il peut ainsi être légitime de taxer les vêtements pour des raisons écologiques. Mais n’oublions pas que quelqu'un du passé n'aurait jamais cru que nous aurions un jour du mal à acheter moins de vêtements. Ce sont de nouveaux problèmes bien plus enviables que ceux du passé.