La marque chinoise de vêtements à prix très bas Shein a annoncé, début octobre, l'ouverture prochaine de ses premières boutiques physiques au monde, en France. Une nouvelle étape dans la "quête de légitimité et de crédibilité" de l'enseigne sous le feu des critiques en raison de son impact social et environnemental.
Le diable s'habille en Shein ? À partir du mois de novembre, il sera possible de trouver des vêtements de la marque Shein au sixième étage du célèbre BHV, en plein cœur de Paris. Cinq autres boutiques devraient ensuite s'implanter progressivement dans des Galeries Lafayette sous franchise, à Dijon, Reims, Grenoble, Angers et Limoges. Une grande première pour le mastodonte chinois de la mode à prix cassé : jusque-là, les clients ne pouvaient se procurer les produits qu'en ligne ou dans de rares "pop-up", des magasins éphémères.
"C'est une exclusivité mondiale, Shein n'a jamais ouvert de magasins physiques", s'est félicité la Société des Grands Magasins (SGM), qui contrôle le BHV Marais et gère cinq établissements estampillés Galeries Lafayette sous forme d’une sorte de franchise. Le Groupe Galeries Lafayette garde, lui, le contrôle des magasins dont elle n’a pas délégué la gestion.
"Dans notre pays, Shein jouit de 25 millions de consommateurs et fait partie des dix marques préférées des Français", a encore insisté SGM dans un communiqué, promettant la création de "200 emplois directs et indirects".
Malgré cette promesse, l'annonce, le 1er octobre, a immédiatement provoqué une levée de boucliers aussi bien dans le secteur de l'habillement que chez certains politiques et ONG. Pour eux, laisser cette marque s'installer dans l'iconique magasin parisien, alors qu'elle est régulièrement accusée d'être responsable des maux de la filière à cause d'une "concurrence déloyale", revient à laisser entrer le loup dans la bergerie.
"Je ne comprends pas comment les enseignes françaises peuvent accepter ça", dénonce ainsi Sophie Malagola, créatrice de mode et ancienne directrice des collections chez DIM et chez Etam, auprès de 20 Minutes. "Ce n’est pas s’associer à n’importe quelle marque, mais avec un acteur qui ne respecte rien, n’est pas respecté, ni respectable." Shein "ne peut pas être le sauveur d'un secteur qu'il a contribué à affaiblir", fustige aussi dans un communiqué l'Alliance du commerce.
Du côté de SGM, on se défend avec une stratégie claire : "c'est une opportunité extraordinaire pour nos lieux de commerce. Ce qui est nécessaire, c'est de générer du trafic et de rajeunir l'offre", explique le président du groupe Frédéric Merlin dans les colonnes du Parisien, précisant qu'au BHV, la clientèle a en moyenne 50 ans.
L'ouverture de ces magasins permettra de drainer "un trafic plus jeune, plus international, plus connecté, qui bénéficiera à l'ensemble des marques présentes dans ces grands magasins", abonde Quentin Ruffat, porte-parole du groupe chinois, sur Franceinfo.
Omniprésence "physique et virtuelle"
Mais la décision de s'implanter physiquement en France semble surtout répondre à une nouvelle stratégie du géant chinois. Quinze jours avant l'annonce de son installation prochaine au BHV, la marque d'ultra "fast-fashion" révélait déjà avoir noué un partenariat avec Pimkie. D'ici à la fin de l'année, les produits de l'enseigne française seront mis à la vente sur la plateforme Shein et ainsi accessibles dans 160 pays. Une révélation qui avait déjà grandement fâché la filière textile.
"Ils occupent tout l'espace, à la fois l'espace médiatique et sur Internet et désormais, ils veulent aussi occuper l'espace physique à travers les plus beaux endroits", réagit Yann Rivoallan, président de la Fédération française du prêt-à-porter féminin.
Le projet est cependant classique pour les marques qui fonctionnent en e-commerce, rappelle Philippe Moati, professeur émérite d'économie à l'université Paris Cité et cofondateur de l'Observatoire société et consommation (Obsoco). "Beaucoup d'enseignes en ligne ouvrent des boutiques physiques pour avoir un lieu qui les incarne. C'est aussi une façon de capter les rares publics encore réticents à l'achat en ligne. C'est déjà ce que faisait Shein avec ses 'pop-up' éphémères", estime-t-il.
Mais fort de 23 milliards de dollars (20 milliards d'euros) de chiffre d'affaires en 2022, Shein – qui emploie 16 000 personnes dans le monde, "n'a pas vraiment besoin d'ouvrir des boutiques physiques pour booster ses ventes. Tout son succès repose sur le commerce en ligne", poursuit Yann Rivoallan. "Ces magasins ne devraient d'ailleurs pas faire de grandes différences en termes de volume de ventes. Il n'y aura que quelques milliers d'articles de la marque qui seront vendus quotidiennement au BHV, contre des millions sur le site en ligne."
"L'enjeu est avant tout de la communication. Il s'agit de s'offrir une vitrine" pour redorer son blason "à un moment où les pressions s'accentuent de toute part", s'accordent à dire les deux hommes.
Car entre les nombreuses accusations de copie et de reproduction de modèles d'autres marques, les conditions de travail déplorables dans ses usines et le désastre environnemental causé par la production de ses vêtements, la liste des griefs contre la marque chinoise est particulièrement longue.
"Un colosse aux pieds d'argile"
Sur le plan des droits humains, plusieurs rapports d'ONG et des enquêtes journalistiques ont dénoncé les conditions de travail au sein des usines Shein et dans ses ateliers sous-traitants. Les employés sont rémunérés à la pièce pour une misère, entre 6 et 27 centimes d'euros, selon un rapport de l'association ActionAir France, avec l'ONG China Labor Watch publié en juillet.
Shein est également la marque de vêtements qui pollue le plus, rappelait Vert le média en avril. Ses vêtements sont composés à 90 % de plastique – principalement de polyester, mais aussi d’élasthanne et de polyamide. Autant de matières textiles synthétiques très polluantes : il faut environ 1,5 kg de pétrole pour faire 1 kg de polyester. Et tout au long de leur cycle de vie, ces vêtements relâchent des microparticules de plastique dans l’environnement qui viennent s'immiscer dans la chaîne alimentaire avant de finir dans nos assiettes. À cela s'ajoute le transport aérien nécessaire pour acheminer les marchandises partout dans le monde ou encore l'utilisation massive de l'intelligence artificielle pour refaire constamment le catalogue selon les tendances du moment…
Face à ces accusations, "Shein est conscient d'être un colosse aux pieds d'argile", estime Yann Rivoallan.
Or, à moyen ou long terme, cette image problématique pourrait représenter un obstacle majeur pour la marque. En France, comme en Europe, plusieurs politiques se sont déjà donné pour mission de freiner son expansion. En mai, la Commission européenne a ainsi proposé d'imposer des frais de 2 euros sur chaque petit colis entrant en Europe, dont l'immense majorité provient de Chine. Une mesure qui vise indirectement le géant de la mode à bas prix. De son côté, la France réfléchit depuis plusieurs mois à une loi pour lutter contre la "fast-fashion", visant notamment à ajouter un malus de 5 euros pour tout article acheté chez ces enseignes.
En cela, le choix de la France pour ouvrir sa première boutique n'est pas anodin. "C'est un pays qui se présente souvent comme un fer de lance sur ce sujet. En s'installant ici, Shein espère certainement pouvoir éteindre l'incendie", selon Philippe Moati.
"Éteindre l'incendie en France"
Pour le spécialiste, la marque s'est ainsi lancée dans une "opération de légitimation et de respectabilité". Car pour le consommateur, le fait de voir les vêtements Shein aux côtés d'autres marques pourrait donner l'illusion que toutes sont à mettre sur un pied d'égalité dans le magasin. "S'associer à un nom comme BHV, qui résonne à l'étranger, était un très bon coup de communication pour Shein", résume-t-il.
D'autant plus que "Shein reste une société récente. Elle n'a pas d'histoire. Le fait de pouvoir s'associer avec le BHV, une société qui a plus d'un siècle, lui confère un peu d'expérience et d'histoire", poursuit Yann Rivoallan.
Reste à savoir si la stratégie du groupe chinois fonctionnera malgré la colère qui gronde. Alors que plusieurs marques ont déjà annoncé leur volonté de quitter le grand magasin parisien pour ne pas être associées à Shein, la Banque des territoires a révélé, mercredi 8 octobre, avoir mis fin aux négociations entamées pour le rachat des murs du BHV avec SGM, dénonçant "une rupture de confiance". En parallèle, une pétition lancée par le collectif Une Autre Mode Est Possible a déjà récolté plus de 70 000 signatures pour l'abandon du projet.