Syrie 11 min de lecture

Syrie : la machine à tuer d’Assad

Auteur: user avatar admin Source: Radio Canada
Des milliers de Syriens ont péri sous la torture.  Photo : Molly Crabapple/ICIJ
Des milliers de Syriens ont péri sous la torture. Photo : Molly Crabapple/ICIJ

Un an après la chute du régime syrien, des documents et des photos de détenus disparus lèvent le voile sur le sort de milliers de victimes de l'appareil répressif de l'ex-président Bachar Al-Assad. Les responsables de ces atrocités feront-ils un jour face à la justice?

Thaer Al-Najjar, un forgeron de Damas, est sans nouvelles de son frère Imad, un des milliers d'opposants au régime de Bachar Al-Assad en Syrie qui ont disparu sans laisser de trace.

Après la chute de l’ex-président syrien, il y a un an, la famille d’Imad a tenté de le retrouver dans l’espoir qu’il serait resté en captivité depuis son arrestation en 2012, à la suite de sa participation à des manifestations contre le régime.

Thaer s’est rendu plusieurs fois à la tristement célèbre prison de Sednaya, dans la banlieue de Damas, où le régime syrien a tué des milliers de prisonniers.

Nous sommes allés à l'intérieur des cellules, confie-t-il à un journaliste du Consortium international des journalistes d’enquête (ICIJ).

Mais les démarches pour connaître son sort sont demeurées vaines. Nous avons perdu espoir, dit-il.

Le journaliste lui montre alors un document officiel du régime découvert grâce à une fuite de données.

Thaer ajuste ses lunettes et commence à le lire : Alors qu'on lui prodiguait des soins aux urgences, le détenu Imad Saeed Al-Najjar n’a pas réagi à la réanimation, malgré les tentatives répétées pendant 30 minutes jusqu’à son décès.

Thaer Al-Najjar voit pour la première fois un certificat de décès confirmant la mort en détention de son frère Imad, disparu depuis 2012.
Thaer Al-Najjar voit pour la première fois un certificat de décès confirmant la mort en détention de son frère Imad, disparu depuis 2012. Photo : Aref Tammawi/ICIJ

Ce certificat de décès est daté du 14 août 2012 – à peine 10 jours après que des agents du régime l'eurent interpellé au domicile de ses parents.

Thaer tente de parler, mais se ravise, la gorge nouée, puis se met à sangloter et quitte la pièce. Ses cris résonnent dans le couloir.

Il soupçonnait que son frère était mort en prison, mais, jusqu’à maintenant, il n’en avait aucune preuve.

Le meurtre de son frère est l'un des nombreux commis sous le régime d’Assad et documentés dans le dossier de Damas, une enquête internationale basée sur deux fuites de plus de 134 000 documents obtenus par le diffuseur public allemand NDR et partagés avec l'ICIJ, Radio-Canada, ainsi qu’une vingtaine d’autres partenaires médias.

Un portrait fracassé de l’ex-président syrien Bachar Al-Assad après la chute du régime en décembre 2024.
Un portrait fracassé de l’ex-président syrien Bachar Al-Assad après la chute du régime en décembre 2024. Photo : Kyrre Lien/VG

Ces fuites incluent des milliers de photos prises par des photographes militaires, montrant des détenus décédés en captivité, ainsi que des documents classifiés des services de renseignement syriens.

Elles offrent un nouvel aperçu de la redoutable machine à tuer mise en place par l'ancien régime syrien.

C'est le genre de divulgation qui est extrêmement importante, estime René Provost, un professeur de droit à l’Université McGill, dont le champ de recherche porte sur la protection des victimes de conflits armés.

Les familles souffrent de la disparition de leurs proches, et c'est une souffrance qui n'a pas de fin jusqu'à ce qu'on trouve la preuve de la mort ou du sort de leurs proches, dit-il.

De plus, ces documents peuvent contribuer à la constitution de dossiers pour des poursuites pénales contre les auteurs de ces crimes, ajoute-t-il.

L’hôpital militaire de Harasta, près de Damas, où de nombreux corps montrant des signes de torture ont été trouvés après la chute du régime syrien.
L’hôpital militaire de Harasta, près de Damas, où de nombreux corps montrant des signes de torture ont été trouvés après la chute du régime syrien. Photo : Le diffuseur public allemand NDR

L'hôpital de la mort

Sous Assad, plus de 150 000 personnes ont été arrêtées et ont disparu, éliminées par un régime déterminé à estomper toute dissidence pendant la guerre civile qui a ravagé le pays de 2011 jusqu’à la chute du dictateur.

L'hôpital militaire de Harasta, dans la banlieue de Damas, a joué un rôle névralgique dans ce système de torture, de meurtre et de dissimulation.

Des témoins indiquent que le septième étage de l'hôpital était réservé aux prisonniers. À cet étage, les détenus des services de renseignement auraient été systématiquement harcelés et torturés.

D’anciens prisonniers ont également déclaré avoir été témoins de meurtres de prisonniers par injection de calcium et d'opérations chirurgicales sans anesthésie.

Le dissident syrien Mazen Al-Hamada lors d’une manifestation en France.
Le dissident syrien Mazen Al-Hamada lors d’une manifestation en France Photo : Radio-Canada / Mazen al-Hamada

Mazen Al-Hamada, un dissident syrien, y a été incarcéré après les manifestations du printemps arabe en 2011. Une fois libéré et exilé aux Pays-Bas, il a livré des témoignages bouleversants aux médias.

En ouvrant la porte des toilettes, j’ai vu des cadavres empilés les uns sur les autres. J’ai remarqué que certains cadavres étaient mutilés, a-t-il confié aux équipes des émissions Enquête et The Fifth Estate en 2017. 

Cet hôpital militaire est un endroit où l’on massacre et tue les prisonniers.

La fuite de documents contient plus d'une centaine de certificats de décès dont la majorité porte la signature de médecins de l’hôpital de Harasta et d'un autre hôpital militaire de la région de Damas.

Dans la plupart des cas, le décès est attribué à un arrêt cardiorespiratoire  ou à un arrêt cardiaque, des euphémismes visant à camoufler l’effroyable réalité de ce qui s’y passait vraiment.

Il s'agissait d'une pratique courante, selon une enquête de l’ONU.

Un certificat de décès de l’hôpital militaire de Harasta stipulant qu’un détenu est mort le 1er avril 2012 « des suites d’un arrêt cardiorespiratoire ».
Un certificat de décès de l’hôpital militaire de Harasta stipulant qu’un détenu est mort le 1er avril 2012 « des suites d’un arrêt cardiorespiratoire ». Photo : NDR/ICIJ

Selon un ancien médecin de l'hôpital qui s'est confié au diffuseur public allemand, NDR, ces certificats de décès étaient préparés à l'avance et ne nécessitaient que la signature des médecins.

La barbarie en images

Parmi les documents du dossier de Damas figurent les photos de plus de 10 000 victimes du régime, majoritairement des hommes, photographiés entre 2014 et 2024. Les clichés révèlent des corps souvent squelettiques, portant fréquemment des traces de torture.

Une douzaine de journalistes ont analysé un échantillon aléatoire de 540 photos provenant de cette fuite. Ils ont constaté que trois victimes sur quatre présentaient des signes de malnutrition et que près des deux tiers présentaient des signes de violence physique.

Chaque victime est représentée par une série de trois clichés pris sous des angles distincts. Un carton blanc accompagne chaque photo, mentionnant le numéro du détenu, le nom du photographe et le service responsable de l'arrestation.

À l’exception de quelques centaines de photos, les noms des détenus n'apparaissent pas.

Sur l’une des dernières séries de photos de la fuite, datée de septembre 2024, on aperçoit un homme sur un drap blanc posé sur un plancher de marbre.

Le corps sans vie du dissident syrien Mazen Al-Hamada pris en photo par l’Unité de préservation des preuves de la police militaire de Damas.
Le corps sans vie du dissident syrien Mazen Al-Hamada pris en photo par l’Unité de préservation des preuves de la police militaire de Damas. Photo : NDR/ICIJ

Il n’est identifié que par le numéro 1174, mais son visage est immédiatement reconnaissable. 

Il s’agit du célèbre dissident Mazen Al-Hamada, celui-là même qui s’était confié à Radio-Canada sept ans auparavant. 

En 2020, des agents du régime auraient réussi, par intimidation, à l’inciter à retourner en Syrie, selon des membres de sa famille. Il a disparu dès son retour au pays.

Il aurait péri à peine quelques mois avant la chute du régime. Son corps n’a été retrouvé qu’après le départ d’Assad.

Des crimes documentés

Ces images ont été fournies à NDR par une source qui les a reçues d'un ancien officier syrien. Ce dernier était à la tête de l'Unité de préservation des preuves de la police militaire de Damas entre 2020 et 2024.

Il y a des choses que les gens doivent savoir, a déclaré l’officier lors d’une entrevue avec le diffuseur allemand. Les familles ont besoin de savoir où sont leurs proches et ce qu'ils sont devenus. C'est ça, ma motivation. Je l'ai depuis longtemps, mais l'occasion ne s'est présentée que maintenant.

Ce n’est pourtant qu’après le départ d’Assad qu’il a décidé de poser ce geste.

Pourquoi donc le régime a-t-il aussi soigneusement documenté des preuves qui l’incriminaient? Pour satisfaire aux exigences légales relatives à tout décès survenu, dit-il.

Pour l’ex-militaire canadien Bill Wiley, cette obsession bureaucratique du régime Assad est un don du ciel.

M. Wiley a fondé la Commission pour la justice et la responsabilité (CIJA), une ONG qui amasse des preuves de crimes commis contre des populations vulnérables dans le monde, comme dans le cas syrien.

Ce qui était unique en Syrie, c'était le degré de documentation des événements. On n’a presque pas besoin de témoins pour constituer des dossiers de preuve, dit-il.

Des murs recouverts d’affiches montrant des photos de Syriens disparus sous le régime Assad dans le village de Shabaa, dans le cadre d’un mouvement citoyen appelé « les tentes de la vérité ».
Des murs recouverts d’affiches montrant des photos de Syriens disparus sous le régime Assad dans le village de Shabaa, dans le cadre d’un mouvement citoyen appelé « les tentes de la vérité ». Photo : Aref Tammawi/ICIJ

Quelle justice pour les victimes?

La Syrie fait face à d'énormes défis puisque le système judiciaire sous Assad n’était ni indépendant ni impartial. 

Il faut donc essentiellement construire à partir de rien un système qui va assurer une justice minimale, mais il y a très peu de ressources pour une telle construction, constate le professeur René Provost.

Il croit que la probabilité de poursuites à grande échelle des criminels qui ont commis les crimes documentés dans ces photos du dossier de Damas ne semble pas très élevée.

Bill Wiley concède que la Syrie n’a pas les ressources pour traduire en justice les architectes et les exécutants de la machine à tuer d’Assad. Mais il croit que le nouveau régime souhaite sincèrement réformer son système de justice pénale et punir les auteurs des exactions du régime, où qu’ils soient.

Au moment de la chute du régime, l’ex-président Bachar Al-Assad s’est réfugié en Russie, un de ses alliés traditionnels. Il est pour le moment hors de portée de la justice syrienne.

Entre-temps, des milliers de Syriens sont toujours à la recherche d’informations au sujet du sort de leurs proches disparus.

Une fosse commune à Al Otaiba, en banlieue de Damas. Les restes de plus de 170 personnes y ont été découverts en septembre 2025.
Une fosse commune à Al Otaiba, en banlieue de Damas. Les restes de plus de 170 personnes y ont été découverts en septembre 2025. Photo : Aref Tammawi/ICIJ

La Défense civile syrienne, chargée d'identifier les charniers et d'exhumer les restes humains, n'a pas encore commencé les travaux. Elle a déjà découvert une centaine de charniers un peu partout en Syrie, un nombre qui va certainement augmenter.

Dans le meilleur des cas, selon les estimations des experts du groupe, il faudra entre 10 et 20 ans pour identifier tous les emplacements des sépultures, exhumer les corps et effectuer des tests d’ADN.

Thaer Al-Najjar jure qu'il ne cherchera pas à se venger des anciens bourreaux du régime d'Assad pour les souffrances infligées à sa famille. Il fait toutefois une exception : s'il retrouve le meurtrier de son frère Imad, il le réduira en miettes.

La famille du dissident syrien Mazen Al-Hamada voit pour la première fois les photos que le régime a prises de son corps.
La famille du dissident syrien Mazen Al-Hamada voit pour la première fois les photos que le régime a prises de son corps. Photo : NDR

Quant au militant Mazen Al-Hamada, son corps repose désormais dans le cimetière de Najha, au sud de Damas. 

Son frère, Fawzi, éprouve à la fois une profonde tristesse et une grande fierté. 

C’est grâce au sacrifice de Mazen et des autres martyrs qui l'ont payé de leur vie que nous avons pu nous débarrasser de ce régime tyrannique et que nous pouvons jouir, dans une certaine mesure, d’une atmosphère de liberté, dit-il

Sa soeur, Amel, regrette cependant qu'il n'ait pu lui-même jouir des fruits de son dur combat qui a permis au peuple syrien de mettre fin à son grand cauchemar.

Les photos sont en possession des autorités allemandes et du Centre syrien d'études et de recherches juridiques (nouvelle fenêtre), une ONG allemande qui œuvre pour dénoncer les violations des droits de l'homme en Syrie et défendre les victimes de ces crimes.

NDR a partagé les noms des détenus qui figuraient sur quelques centaines des photos avec les quatre entités suivantes : l’Institut indépendant pour les personnes disparues en Syrie (nouvelle fenêtre), un organisme des Nations unies; le Réseau syrien pour les droits de l'homme (nouvelle fenêtre)Ta'afi (nouvelle fenêtre), une initiative qui fournit des ressources aux victimes syriennes de détention et de torture; et le Centre syrien d'études et de recherches juridiques (nouvelle fenêtre).

Avec la collaboration de Margaret Evans (CBC), Nicole Sadek, Karrie Kehoe, Denise Ajiri, Kathleen Cahill, Jelena Cosic, Jesus Escudero, Whitney Joiner, Delphine Reuter, Angie Wu, David Rowell, Fergus Shiel, Annys Shin, Antonio Cucho Gamboa (ICIJ), Benedikt Heubl, Volkmar Kabisch, Antonius Kempmann, Amir Musawy, Sebastian Pittelkow, Benedikt Strunz, Sulaiman Tadmory (NDR), Hannah el-Hitami (Süddeutsche Zeitung)

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