Il y a deux mois et demi, le régime de Bachar al-Assad s’effondrait en Syrie. Maintenant, après des années de menaces d’emprisonnement, de torture et de mort, la société civile du pays entend reprendre sa place sur les scènes politique, sociale et culturelle.
Dans une maison ancienne de Damas, des dizaines de personnes sont réunies en ce jeudi après-midi pour discuter de l’avenir de la Syrie. Elles viennent entre autres du monde de l’art. La fondation Ettijahat pour la culture indépendante a voulu réunir ces forces vives — tant celles qui avaient fui le régime al-Assad que celles qui étaient restées — pour réfléchir au rôle de l’art dans la reconstruction du pays.
Depuis la chute de Bachar al-Assad, le 8 décembre dernier, à la suite d’une succession d’offensives rebelles, le groupe Hayat Tahrir al-Cham (HTC) en tête, les manifestations et les conférences pour rebâtir le pays se multiplient.
« Être de retour en Syrie, c’est comme un rêve », affirme Abdullah Al Kafri, le directeur général de la fondation Ettijahat. « Ici, c’est l’endroit le plus important pour poursuivre notre travail des 14 dernières années, mais aussi pour s’engager dans le débat public. Les Syriens s’animent, la diaspora aussi, et nous devons nous assurer que l’art et la culture font partie des priorités. »
Sa fondation a invité trois artisans du monde du cinéma et du théâtre à prendre la parole. Parmi eux : la documentariste Sasha Ayoub. Elle dirige le laboratoire narratif Masmou, qui soutient les jeunes Syriens dans la réalisation de films documentaires. « La scène artistique a été l’un des secteurs les plus marginalisés en Syrie [pendant le régime al-Assad]. Elle était contrôlée par des institutions étatiques qui faisaient la promotion d’une idéologie bien précise », souligne-t-elle.
La culture doit jouer un rôle dans les débats menés à travers le pays, estime la cinéaste. « Nous ne devons pas demeurer de simples spectateurs et attendre que des décisions nous soient imposées. Nous sommes dans une période de transition, et nous devons en faire partie. »
Et maintenant ?
Parmi les gens présents à l’assemblée, on compte aussi Paul Allaq. L’habitant de Damas a été militant pendant la révolution. Dès la chute du régime de Bachar al-Assad, ses alliés et lui ont créé Bidayetna, une association qui promeut le dialogue et la justice de transition. L’association organise régulièrement des conférences sur divers thèmes, dont la manière de rendre justice face aux exactions de l’ancien régime. Elle a aussi entamé une tournée des principales villes du pays pour aller à la rencontre d’autres organisations de la société civile.
La dictature du clan Assad a tenu pendant plus d’un demi-siècle, et le régime avait intensifié sa répression depuis 2011. Dans les 14 ans qui ont suivi, la guerre a fait plus de 500 000 morts — dont 180 000 civils, parmi lesquels on a compté 15 000 femmes et 25 000 enfants —, selon les chiffres de l’Observatoire syrien des droits de l’homme au 1er janvier dernier. Et le conflit a transformé en réfugiés quelque 6,6 millions de Syriens.
La révolution de 2011, qui a en quelque sorte été la bougie d’allumage de la guerre civile, était pacifique, souligne M. Allaq. « La plupart des gens qui l’ont menée ont dû s’exiler ou sont morts en prison. Depuis, il y a un mouvement islamique et militarisé qui s’est mis en place, qui a pris le pouvoir. [Après la chute du régime], ils sont arrivés là avec l’accord de la communauté internationale. Mais comment se comporter avec eux ? Quel modèle de gouvernement veulent-ils avoir ? Quelle vie démocratique vont-ils proposer ? »
Deux mois et demi après la chute du dictateur, l’euphorie de la victoire est retombée. Les Syriens continuent de célébrer l’événement, mais des incertitudes demeurent face au gouvernement intérimaire mené par HTC : qu’en est-il des droits des femmes, des différentes communautés et des groupes religieux ? « Il y a des éléments qui étaient absents du discours [du président par intérim Ahmed al-Charaa] », observe Paul Allaq. « Il n’a pas parlé de démocratie, alors que c’est la chose la plus importante. Le 8 décembre, al-Assad est parti, mais nous sommes conscients que quand des militaires arrivent au pouvoir, ce n’est pas une démocratie. »
Reconstruire un État
Plusieurs mouvements sont en branle à travers la Syrie, dont à Damas, et réclament la mise en place d’un véritable régime démocratique. Mais il ne faut pas oublier les questions socio-économiques, avertit le politologue helvético-syrien Joseph Daher. « C’est à mes yeux l’un des aspects les moins abordés aujourd’hui. Si vous parlez avec des gens hors des cercles militants, ils vont vous dire que rien n’a changé pour eux », souligne-t-il en entrevue téléphonique.
La cinéaste Sasha Ayoub dresse le même constat, et juge que la grande priorité est de reconstruire un État capable de soutenir son peuple. En effet, quelque 90 % des Syriens vivent en dessous du seuil de pauvreté. Dans les rues des villes se dessinent régulièrement d’impressionnantes files de personnes attendant d’obtenir du pain dans une boulangerie ou de retirer une poignée de livres syriennes dans une banque.
Avec sa tournée du pays, l’association Bidayetna espère écouter et récolter les idées de chacun — un exercice qui était impossible sous le régime de Bachar al-Assad. « Nous souhaitons organiser des discussions entre Syriens. Surtout dans les endroits où il y a plus de tensions, comme à Homs et à Lattaquié. C’est nécessaire d’aller à Homs, c’est un point d’équilibre du pays », souligne Paul Allaq.
Longtemps privée de liberté de parole et d’association, la société civile est bien décidée à en faire usage. « Le principal obstacle à l’avenir de la Syrie a été levé, mais il y a encore beaucoup de travail pour aller vers un État démocratique », note Fadel Abdulghany, fondateur et directeur général de l’organisation Syrian Network for Human Rights. « Présentement, nous devons nous concentrer sur la stabilité et la sécurité, et travailler en même temps sur la justice de transition. »
À Damas comme ailleurs, des manifestations se poursuivent pour demander au gouvernement intérimaire de respecter des droits de tous les Syriens et de mettre en place une véritable démocratie. Reste à voir à quoi ressemblera le nouveau gouvernement qui doit être présenté le 1er mars prochain.