Deux ans plus tard, comment est-ce que les attaques sans précédent du Hamas contre Israël sont vécues par la société israélienne? Et quel est le sentiment général face à la guerre dans la bande de Gaza, en riposte à ces attaques qui ont entraîné morts et destruction « sans équivalent dans l’histoire récente », selon l’ONU?
Charles Enderlin, auteur et journaliste de renom franco-israélien, qui a travaillé pendant des décennies comme correspondant de France 2 à Jérusalem, répond à nos questions. Il dresse le portrait d’une société fatiguée par le conflit, mais toujours mobilisée.
Deux ans après le choc et la colère survenus à la suite des attaques sanglantes du Hamas le 7 octobre 2023, quel est le climat en Israël aujourd’hui, alors que la guerre dans la bande de Gaza s’éternise et que les accusations de crimes de guerre contre le gouvernement de Benyamin Nétanyahou se multiplient?
Charles Enderlin : Deux ans après, je me tourne vers les sondages de l'Institut israélien pour la démocratie [un organisme indépendant, NDLR] qui montrent qu’une très importante majorité d'Israéliens est en faveur de l'arrêt de la guerre. Tout d’abord, parce que la poursuite des combats met en danger la vie des otages qui sont encore détenus dans Gaza. Et puis, vous savez, jamais Israël n'a fait face à une guerre aussi longue et aussi difficile.
En ce moment, il y a 100 000 réservistes qui ont été rappelés. Ils ont quitté leur famille, leur emploi, leurs études, pour combattre pendant des semaines et des semaines. Cela pose à chacun d’eux des problèmes économiques et familiaux, sans parler des cas de stress post-traumatiques de plus en plus fréquents.
Il faut aussi parler du climat d’inquiétude qui règne en permanence, avec, par exemple, les Houthis du Yémen [des alliés du Hamas palestinien, NDLR] qui lancent régulièrement des missiles en direction d'Israël. Cela signifie qu’une grande partie de la population doit se réfugier dans les abris, le temps de l’alerte. C'est une situation qui dure, qui dure et qui dure. Sans parler de la crise économique et sociale dans le pays.
Comment est-ce que l’attaque du Hamas et la guerre qui s’en est suivie ont-elles façonné la conscience sociale en Israël? On peut s’imaginer qu’il y a un avant et un après 7 octobre.
C.E. : Avant le 7 octobre 2023, la société israélienne était vent debout contre la réforme du système judiciaire [portée par le gouvernement pour limiter les pouvoirs de la Cour suprême, NDLR]. Le gouvernement d'extrême droite de Benyamin Nétanyahou avait décidé de mettre en place un véritable régime autocratique. Et pratiquement, jusqu'à la veille du 7 octobre 2023, les manifestations antigouvernementales rassemblaient jusqu’à des centaines de milliers de personnes.
Et puis, le 7 octobre est arrivé et des centaines de milliers d'Israéliens ont endossé l’uniforme et sont allés, dans l’urgence, affronter le Hamas.
Aujourd’hui, ces manifestations pour la démocratie commencent à reprendre du poil de la bête. Et puis une importante majorité d’Israéliens réclame la mise en place d’une commission d’enquête judiciaire indépendante pour déterminer les responsabilités dans les lacunes du service des renseignements et de la politique qui ont permis au Hamas d’infliger à Israël la plus importante défaite de son histoire.
Benyamin Nétanyahou, le premier concerné par cette enquête, ne veut pas d’une commission indépendante. Il voudrait un organisme dont il aurait le contrôle. C’est un des thèmes des manifestations qui se déroulent tous les samedis soir dans les rues en Israël.
Il y a aussi les manifestations menées par des proches des otages toujours détenus par le Hamas à Gaza. Est-ce qu’il s’agit d’un mouvement marginal, selon vous, ou est-ce qu’il reflète une grogne plus large au sein de la société?
C.E. : Ce n'est pas du tout un mouvement marginal, au contraire. [Le président américain] Donald Trump, en présentant son plan de paix, a mentionné ces manifestations en Israël, qui, je vous l’ai dit, reprennent de l’ampleur pour ressembler à ce qu'on voyait avant le 7 octobre.
Elles sont conduites par le Forum des familles d’otages, mais aussi par des organisations de défense de la démocratie. En dehors des rassemblements, il faut citer des initiatives de groupes, plus petits, qui manifestent régulièrement devant les domiciles de ministres ou de députés appartenant au gouvernement ou à sa coalition parlementaire.
Il y a eu des incidents ciblant des touristes israéliens à l’étranger, ainsi que des membres de la communauté juive. Est-ce que vous constatez une montée de l’antisémitisme, notamment en Europe et en Amérique du Nord?
C.E : Il est certain que les images des victimes civiles des bombardements israéliens sur Gaza ont effectivement largement contribué à cette véritable campagne anti-israélienne qui fait tache d'huile sur les communautés juives.
Il y a, par exemple, des personnalités qui s'opposent au gouvernement Nétanyahou et qui sont en faveur d'un État palestinien, mais qui sont malgré tout ciblées en raison de leur judaïté. Ce phénomène est de plus en plus inquiétant et c’est le rôle des gouvernements en Europe et aux États-Unis que de lutter contre cette forme d'antisémitisme.
Il faut dire que l’image projetée par l’actuel gouvernement israélien n’est pas la plus attirante. Il est quand même le plus à droite, le plus annexionniste, le plus religieux et, dans certains cas, le plus raciste de l'histoire d'Israël.
Vous êtes vous-même journaliste et vous avez été pendant très longtemps correspondant pour la télévision française en Israël. Que pensez-vous de la couverture médiatique israélienne des événements survenus depuis le 7 octobre 2023, notamment ce qui se passe à Gaza?
C.E. : Vous devez savoir que les chaînes israéliennes, les trois grands journaux télévisés, ne montrent quasiment jamais d'images des victimes palestiniennes à Gaza.
Personnellement, j’ai connu une époque où on considérait que le journalisme israélien était un grand journalisme professionnel. Or, aujourd'hui, je dois constater l’autocensure qui règne dans ces médias. Dès qu'un collègue, sur une chaîne de télévision, diffuse des images de victimes palestiniennes, d'enfants blessés, de femmes ou autres, il a immédiatement droit à une avalanche de critiques et d'insultes provenant essentiellement de la droite.
Mais, depuis quelques mois, un nombre croissant d’Israéliens constatent que ces bombardements sur les civils à Gaza ont des conséquences négatives sur le statut international d'Israël. Des ONG internationales de défense des droits de l’homme sont parvenues à la conclusion qu’Israël commet un génocide à Gaza. Personnellement, je dois dire que c’est possible, mais je préfère attendre la décision de la Cour internationale de justice de La Haye. Pour ma part, j’essaie d’analyser les crimes de guerre et les massacres qui se déroulent à Gaza.
Donc vous préférez utiliser l’expression massacres à Gaza plutôt que génocide?
C.E. : Bien sûr. Massacres ou crimes de guerre, oui.
Maintenant, il faut quand même dire que ce conflit, c'est un conflit entre deux fondamentalismes, l’un juif et l’autre musulman.
Le fondamentalisme musulman du Djihad ou du Hamas prévoit la destruction d'Israël d'ici 2027. C’est la théologie du fondateur du Hamas [cheikh Ahmad Yassine l’a évoqué lors d’une entrevue avec la chaîne Al Jazeera en 1998, NDLR]. La guerre lancée par le Hamas et les massacres commis par le Hamas le 7 octobre entrent dans ce cadre.
De l'autre côté, en Israël, il faut mentionner les messianiques et les sionistes religieux qui considèrent que la Terre d’Israël a été donnée par Dieu aux Juifs et que ces derniers sont les seuls à avoir le droit de la coloniser. C’est l’objectif du gouvernement israélien.
Pensez-vous que la paix et la coexistence avec les Palestiniens sont encore possibles aujourd'hui aux yeux des Israéliens? Sinon, quelle serait alors l’alternative?
C.E. : La majorité des Israéliens sont contre un État palestinien. Tous les sondages le montrent. Les gens ne sont pas encore sortis du traumatisme profond du 7 octobre. Si un accord est conclu et que les otages sont libérés, peut-être que l’opinion pourrait changer, sauf que le processus sera lent.
Mais la reconnaissance de l'État de Palestine est destinée à promouvoir la solution à deux États, c'est-à-dire une Palestine indépendante aux côtés d'Israël. Donc, c'est une initiative qu'il faut soutenir.
C'est surtout un message envoyé à tous ceux qui s'opposent à la solution à deux États : les messianiques en Israël et les djihadistes à Gaza ont toujours rejeté cette solution en prônant la violence. Il faut se souvenir des grandes campagnes d’attentats suicides menés par les djihadistes, ainsi que l’assassinat du premier ministre Yitzhak Rabin par un sioniste religieux.
Pour moi, il n’y a pas d'alternative à la solution à deux États. Si un accord n’est pas trouvé, le conflit va continuer de se transformer en guerre de religion qui fera tache d'huile non seulement sur la région, mais certainement sur l'Europe et l’Amérique.
Charles Enderlin est l’auteur du livre Le grand aveuglement : Israël face à l'Islam radical, paru aux éditions Albin Michel. Il a également rédigé la série documentaire Israël-Palestine, l'impossible coexistence?, qui revient sur 77 ans de conflit au Moyen-Orient, et qui est disponible gratuitement sur la plateforme Tou.tv de Radio-Canada (nouvelle fenêtre).
Les propos de cette entrevue ont été adaptés à des fins de concision et de clarté.
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