Soucieux de se démarquer du régime de Bachar al-Assad, les nouveaux maîtres de Damas ont promis de "purifier" la Syrie du Captagon. La chute du dictateur syrien pourrait conduire à une "réduction à court terme" de la production de cette lucrative drogue de synthèse, qui était fabriquée en grande partie dans les zones contrôlées par le clan Assad.
"Avec l’aide de Dieu, la Syrie est en train de se purifier." Dans son premier discours après la fuite de Bachar al-Assad, prononcé à Damas dimanche 8 décembre, le chef du groupe islamiste radical Hayat Tahrir al-Cham (HTC, également appelé HTS), a promis de débarrasser le pays du Captagon, la drogue de synthèse à base d'amphétamines produite en quantités industrielles sur le territoire syrien.
Debout parmi une foule de partisans massés dans la grande mosquée des Omeyyades, joyau architectural de la capitale, Abou Mohammed al-Joulani a accusé le "tyran" d’avoir transformé le pays "en plus grand fabricant de Captagon dans le monde".
Depuis, plus un jour ne passe sans que ne soient publiées sur les réseaux sociaux des vidéos montrant des découvertes de centres de stockage et d’usines de fabrication de la "cocaïne du pauvre" dans les zones jusque-là contrôlées par les forces du président déchu. Des images qui semblent donner raison aux experts qui soupçonnaient le clan Assad d’être le principal acteur du trafic de cette drogue à l’effet ultrastimulant ayant inondé le Moyen-Orient pendant la guerre en Syrie… et rempli les caisses de l'appareil d'État syrien sous Bachar al-Assad, alors sous sanctions occidentales.
Dans un rapport datant de 2022, l’Observatoire européen des drogues et des toxicomanies (EMCDDA) estimait qu’en Syrie, "la majorité de la production se concentre dans des zones contrôlées par le régime, notamment à Tartous et Lattaquié (aux environs de Damas et de la Ghouta orientale) ainsi que dans les provinces de Homs, Alep et Qousseir".
En avril 2023, des cousins de Bachar al-Assad et plusieurs de ses proches, accusés de trafic de Captagon, avaient été sanctionnés par l'Union européenne.
"En quelques jours à peine, j’ai reçu plusieurs vidéos de différentes sources sur le terrain montrant des descentes dans des centres de fabrication et de stockage de pilules qui révèlent la profondeur des liens entre le régime de Bachar al-Assad et le trafic de Captagon, souligne Caroline Rose, directrice au New Lines Institute for Strategy and Policy, groupe de réflexion basé à Washington. Après des années de dénégation, nous voyons désormais s’accumuler des preuves de la fabrication de Captagon par des acteurs du régime."
#Syrie la prison des renseignements de l’air, puissante branche sous Assad père et fils, la personne qui filme montre les sacs de captagon « pour incriminer ». Le captagon la fameuse drogue de synthèse qui n’est pas « celle des jihadistes » mais une industrie de l’ancien régime pic.twitter.com/VsGTBy9KP3
— Wassim Nasr (@SimNasr) December 11, 2024
"Pendant longtemps, nous avons été traités de fous, moi et quelques autres chercheurs comme Karam Shaar [également du New Lines Institute, NDRL] ayant travaillé sur ce sujet, pour avoir dit que le pouvoir syrien était un acteur de ce trafic, confie Caroline Rose. Nous avions compilé beaucoup de preuves sur cette hypothèse, mais nous n'avions pas vu d'image de l'intérieur de ces laboratoires. Or, désormais, ils sont enfin mis au jour, ils sont bel et bien réels."
Une des descentes évoquées par Caroline Rose a notamment visé la base aérienne de Mazzeh, située au sud-ouest de Damas, où des milliers de pilules de Captagon ont été trouvées. "Il s'agit d'un aéroport placé sous le contrôle de la redoutable direction du renseignement de l'armée de l'air, qui était largement utilisée par la famille Assad, de même que l'ancienne Garde républicaine", précise-t-elle.
Des membres de la famille Assad directement impliqués
Caroline Rose fait également état d’un raid "dans un immeuble qui abritait la Syria Car Trading Company, une société détenue et exploitée par un cousin germain de Bachar al-Assad à Lattaquié, dans le nord-ouest du pays, et dans lequel plusieurs milliers de pilules ont été retrouvées".
"Mercredi, une découverte exceptionnelle a eu lieu dans une installation à Douma, au nord-est de Damas, où un bâtiment transformé en usine de fabrication de Captagon était, semble-t-il, exploité par Maher al-Assad en personne [le frère de Bachar al-Assad, NDLR], ajoute-t-elle. Une grande partie du matériel d'emballage trouvé sur place s’est révélé identique à celui découvert lors de saisies de Captagon effectuées en Arabie saoudite."
WOW! Now that is what @CarolineRose8 and I have been saying for years: industrial-scale captagon production happened exclusively in regime-held Syria. pic.twitter.com/Vg62FNnbi6
— Karam Shaar كرم شعّار (@Karam__Shaar) December 11, 2024
ddswdAu-delà de ces premières descentes, le nouvel homme fort de la Syrie, Abou Mohammed al-Joulani, peut-il tenir sa promesse de "purifier" le pays du Captagon ? "Les différentes descentes dans les laboratoires semblent montrer que ses hommes sont déjà à l'œuvre pour réprimer le trafic, et il semble très clair qu'il va vouloir exposer les liens du régime avec la production de drogues, estime Caroline Rose. Joulani essaie de distancier le groupe HTC du régime syrien en rejetant toutes ses pratiques, comme lorsqu’il offre l'amnistie aux soldats qui ont fait défection ou qu'il libère les prisonniers politiques. Je pense qu'il essaie vraiment de donner un autre visage à la Syrie."
"Il faut prendre cette promesse d’autant plus au sérieux qu’elle a été faite dans la célèbre mosquée des Omeyyades, au milieu d’un discours symbolique qui a eu beaucoup d'écho, affirme de son côté Wassim Nasr, journaliste à France 24, spécialiste des mouvements jihadistes. Cette promesse rentre dans la droite ligne d'un groupe islamiste radical qui suit le précepte rigoriste interdisant le trafic et la consommation de drogue."
Et de poursuivre : "C'est aussi une sorte de gage qu’il donne à la communauté internationale et aux pays arabes, en premier lieu les pays du Golfe, qui sont les premières victimes de ce trafic et le premier marché de consommation du Captagon."
En mai 2023, le régime de Bachar al-Assad avait été réintégré au sein de la Ligue arabe, en vue d’une normalisation voulue pour lutter contre le trafic de Captagon. Un trafic orchestré par le "narco-État" qu’il dirigeait et qui aurait généré 5,7 milliards de dollars (5,2 milliards d’euros) en 2021, selon le New Lines Institute.
Quelles conséquences sur le trafic ?
"Pour autant, le contrôle des chemins du trafic dans le sud de la Syrie ne sera pas une mince affaire pour le nouveau pouvoir à Damas, prévient Wassim Nasr. Celui-ci devra composer avec les différentes factions dans un secteur historiquement propice à la contrebande en tout genre."
Un avis que partage Caroline Rose. "La question est maintenant de savoir s'ils peuvent s'attaquer aux petits producteurs et au trafic vers l'Irak et vers la Jordanie. Je n'en suis pas sûr, cela va dépendre du contrôle effectif que le groupe HTC sera capable d'exercer dans le Sud, ainsi que dans l'est du pays."
La chute du régime Assad et la promesse d'Abou Mohammed al-Joulani de s’attaquer au trafic de Captagon pose désormais la question de l’avenir de la production de cette drogue en Syrie.
"Il ne fait aucun doute que la chute du régime de Bachar al-Assad et l’absence de moyens et de soutiens étatiques vont conduire à une réduction à court terme de la production de Captagon, alors même que la demande reste la même, assure Caroline Rose. Il est très probable que face à cette situation, des producteurs qui n'ont pas encore fait l'objet de descentes vont chercher à s'adapter en se tournant vers d'autres marchés de transit et de destination. Mais cela va prendre beaucoup de temps."
Selon elle, un certain nombre des acteurs du trafic vont chercher différentes caches au Liban ou tenter de se rendre en Irak pour relancer la production.
"Nous avons également vu récemment des sites de production koweïtiens et turcs qui pourraient également être une destination de repli potentielle, souligne-t-elle. Mais je ne pense pas que nous verrons une production à l'échelle industrielle comme c'était le cas sous le régime Assad."
Caroline Rose estime que le Hezbollah, le parti chiite libanais qui a participé au sauvetage du régime de Bachar al-Assad pendant le conflit syrien, "va certainement essayer de prendre le contrôle de certaines parties de la production et de la contrebande du Captagon, d’autant plus que cette drogue avait été repérée dans la vallée de la Bekaa, dans l’est du Liban, bien avant le début d’une production à échelle industrielle en Syrie".
En mars 2012, les douanes avaient saisi à Beyrouth deux appareils utilisés pour la fabrication de comprimés de Captagon. À l’époque, plusieurs médias libanais, citant des sources sécuritaires, avaient indiqué que deux frères d’un député du Hezbollah étaient impliqués dans cette affaire.
"Le Hezbollah, qui a joué un rôle clé dans ce trafic, a un grand savoir-faire en matière de marchés illicites et contrôle un grand nombre de ses itinéraires au Liban. Toutefois, il sera très prudent, sachant qu'Israël est très attentif au trafic du Captagon et utilisera tout prétexte pour s'attaquer à ses centres de commandement et logistiques, malgré le cessez-le-feu conclu il y a quelques semaines, conclut-elle. Je pense donc que, pour l'instant, il faut seulement s'attendre à une production à petite échelle au Liban."
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