Syrie

Après la chute de Bachar al-Assad, "la Turquie prouve encore une fois qu'elle est incontournable"

Auteur: admin Source: France 24::
Décembre 9, 2024 at 11:46
© AFP - Yasin Akgu
© AFP - Yasin Akgu

Le renversement du régime de Bachar al-Assad, ennemi juré d'Ankara, renforce le poids régional de la Turquie. Avec plus de 900 kilomètres de frontière partagée, la Syrie représente un enjeu à la fois stratégique et vital pour Recep Tayyip Erdogan, comme l’explique Didier Billion.

Il a refusé la main tendue de Recep Tayyip Erdogan, il en a payé le prix fort. "Je lui ai dit 'Venez, rencontrons-nous pour évoquer l'avenir de la Syrie ensemble'. Mais je n'ai jamais eu de réponse positive d'Assad". Quelques heures avant la chute de Bachar al-Assad, alors que les rebelles islamistes s'approchaient de la capitale Damas, le président turc délivrait ce message de guerre lasse. Principal soutien des rebelles, le président turc savait que les dés étaient jetés pour son ennemi juré. 

Alors que la Syrie plonge dans l'inconnue, la Turquie est-elle la grande gagnante au niveau régional de ce changement de régime ? Les deux pays partagent plus de 900 kilomètres de frontière et le président Erdogan entend bien éloigner les Unités de protection du peuple (YPG), considérées par Ankara comme une émanation du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) – donc comme terroriste. Des groupes soutenus par la Turquie ont annoncé, lundi 9 décembre, avoir repris le contrôle de la ville de Manbij. Elle était jusqu’alors tenue par les Forces démocratiques syriennes (FDS), coalition à dominante kurde soutenue par les États-Unis.

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Par ailleurs, près de trois millions de Syriens sont réfugiés sur le sol turc et représentent un enjeu de politique intérieure majeur. Recep Tayyip Erdogan va-t-il les pousser au retour ? Réponses avec Didier Billion, spécialiste de la Turquie et du Moyen-Orient, directeur adjoint de l'Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS).

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France 24 : quelle est l'implication de la Turquie dans l'offensive fulgurante des rebelles islamistes en Syrie ?

Didier Billion : La Turquie était, bien entendu, au courant. Depuis 2017, elle a environ 15 000 hommes présents sur la province d'Idleb. C'était une décision du groupe d'Astana (la Russie, l'Iran et la Turquie). Elle avait des relations assez fluides, quasi quotidiennes avec les Hayat Tahrir al-Cham (HTC ou HTS) même si leur objectif et leur idéologie ne sont pas les mêmes. La préparation de cette opération fulgurante, qui a surpris tout le monde, ne s'est pas faite dans le secret. Les services de renseignement turcs étaient au courant. Les Turcs ont au moins donné une sorte d'acceptation tacite.

L'autre élément factuel, c'est que l'Armée nationale syrienne - qui n'a d'armée que le nom parce que c'est un regroupement assez hétéroclite de différents groupes - est armée, pilotée et organisée par la Turquie. Or, l'Armée nationale syrienne a participé aux combats depuis dix jours avec HTC. Ils se sont même réparti les tâches car ils n'étaient pas sur les mêmes terrains d'opération. C'est une preuve supplémentaire que la Turquie était au courant. Mais cela ne veut pas dire que HTC est inféodé à la Turquie.

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Quelles sont les intentions de la Turquie vis-à-vis des Kurdes ? La ville de Manbij vient notamment d'être reprise aux Forces démocratiques syriennes...

Le vieux projet d’Erdogan depuis plusieurs années est de sécuriser la frontière. Il veut faire une sorte de cordon de sécurité tout au long de la frontière syro-turque. Pourquoi ? Parce qu'il refuse qu'il y ait une "entité terroriste" à la frontière turque et il parle bien évidemment des zones qui sont dirigées par les YPG, les Unités de protection du peuple, considérées par Ankara comme une émanation du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Le but d'Erdogan, c'est d'agrandir la zone dite de sécurité. La frontière entre la Turquie et la Syrie est très longue : 928 km. Pour l'instant, quelques centaines de kilomètres sont contrôlés par l'armée turque. Le président turc compte bien utiliser la conjoncture et ces évolutions extrêmement rapides pour agrandir ces zones contrôlées par l'armée turque. L'objectif, c'est de repousser au maximum les groupes kurdes le plus au sud possible et la reprise de Manbij. La Turquie profite du climat de chaos général.

La question est de savoir si dans les jours et les semaines à venir, le nouveau pouvoir à Damas sera sur la même longueur d'onde ou, au contraire, dans une logique dite inclusive où elle intègrera les Kurdes dans le gouvernement. Je pense que le nouveau pouvoir va plutôt laisser faire la Turquie. Mais le risque sera alors une partition de la Syrie, c'est-à-dire avec une zone kurde, une zone alaouite, une zone druze,... Personne ne sait ce que fera Abou Mohammad al-Jolani. Il faut attendre qu'il prenne vraiment ses fonctions et qu'il fasse un grand discours fondateur qui nous donnera des éléments de réponse. Donc la Turquie pousse ses pions, elle profite de la situation sur le court terme. C'est l'un des vainqueurs de la crise actuelle. Mais sur le moyen terme, il faut rester prudent.

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Recep Tayyip Erdogan va-t-il renvoyer chez eux les réfugiés syriens comme il l'a promis de le faire depuis de nombreuses années ?

C'est le deuxième dossier après celui des Kurdes. Il y a quelques années, il y avait entre 3,6 et 3,8 millions de réfugiés syriens en Turquie. C'est énorme. Rappelons que les Syriens n'ont pas un statut de réfugié comme l'entend le droit international. Ils sont accueillis. Si l'accueil des réfugiés syriens s'est fait de façon assez fluide pendant des années, la question des réfugiés est devenue un enjeu de politique intérieure avec les élections présidentielle et législatives du printemps 2023. Erdogan est obligé d'en tenir compte et donc il va incontestablement tenter dans les meilleurs délais de les renvoyer de la manière la plus massive possible en Syrie. Pas tous car c'est mission impossible. Ils sont encore plus de trois millions et une bonne partie d'entre eux ont encore peur de rentrer en Syrie. Aujourd'hui, on voit les scènes de liesse, les gens qui dansent dans la rue mais je pense que bien rapidement, ces gens vont un peu déchanter. Beaucoup de réfugiés ont très envie de retourner chez eux voir leur famille mais une bonne partie attendra que la situation se stabilise. D'autres resteront en Turquie parce qu'ils y ont fait souche. Mais c'est sûrement des dizaines, voire des centaines de milliers de réfugiés qui vont repartir vers la Syrie.

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Comment peut évoluer la relation avec la Russie?

Depuis environ deux ans, Erdogan essaye de renouer des liens avec Bachar al-Assad. Il y a eu de multiples demandes publiques et probablement beaucoup d'émissaires secrets partant à Damas pour demander une réconciliation. Les Russes ont beaucoup appuyé cette demande des Turcs. Bachar al-Assad était dans une sorte de déni de la réalité. Il n'écoutait même pas les demandes des Russes alors qu’ils l'ont sauvé en 2015. Il y a eu une fuite en avant, il s'est enfermé sur lui-même. Les Russes et les Turcs ont réussi à s'entendre dans le groupe des Sept alors qu'ils défendaient des camps différents, ils ont fait de la realpolitik.

Aujourd'hui, Russes et Turcs vont plutôt marcher du même pas, mais avec une différence essentielle. Si la Russie avait un rôle très important auparavant, elle est aujourd'hui dans le camp des perdants. Donc la grande question, ce sont les bases militaires russes. Ils seront probablement obligés de quitter les petites mais la grande question, c'est la base navale de Tartous sur la côte méditerranéenne. Est-ce que le nouveau pouvoir va accepter le maintien de la présence russe ? J'en doute, même si cela ne va pas se faire du jour au lendemain. Il va y avoir une négociation. Si les Russes sont obligés de quitter Tartous, c'est une défaite stratégique d'importance. S'ils veulent rester, ils vont devoir donner quelque chose en échange. Il est inutile de faire de la politique fiction, la situation en Syrie va être instable dans les semaines à venir. 

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La Turquie est-elle la grande gagnante au niveau régional ? 

Incontestablement, sur le court terme. Elle prouve encore une fois qu'elle est incontournable. Ils sont en train de repousser les Kurdes vers le Sud. C'est stratégiquement très important pour la Turquie. Mais la suite dépendra de l'attitude des nouveaux dirigeants syriens. Est ce qu'ils sont dans une posture de négociation, d'entente avec la Turquie ? Les éléments que nous possédons aujourd'hui vont plutôt en ce sens. Quel type de pouvoir vont-ils instaurer ? Quels seront les droits des Kurdes dans la nouvelle Syrie ? Est-ce que c'est un régime ultra rigoriste ou au contraire un régime capable de composer, de passer des compromis ? Je n'ai pas la réponse.

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