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1 year oldLe sujet est tabou mais existe depuis la nuit des temps. Dans chaque conflit armé, les femmes, mais aussi les hommes et les enfants, sont victimes de violences sexuelles. Un outil de terrorisation, de domination et d’humiliation.
Le 25 novembre, des milliers de manifestants ont protesté contre les violences faites aux femmes en France, mais aussi dans le monde. Un rassemblement qui n’est pas sans faire écho aux crimes sexuels que subissent les femmes dans les conflits armés. Des violences mises en avant ces derniers mois à travers le récit des victimes ukrainiennes, mais auxquelles l’attaque perpétrée par le Hamas en Israël le 7 octobre dernier a donné une tout autre dimension. Des images des actes commis ont en effet circulé très rapidement et se sont donc retrouvées à la portée de tous.
Pourtant, la manifestation du 25 novembre a tourné au vinaigre après que des militantes portant la voix de victimes israéliennes aient affirmé avoir été empêchées de manifester. A mesure que le conflit perdure, la question ne cesse de diviser les féministes.
Si ces crimes commis sont de plus en plus documentés – un nombre croissant de témoignages et de preuves est recueilli (comme dans cet article du « Parisien »), et Israël, de son côté, a ouvert une enquête - l’investigation reste difficile à mener. Mais une chose est certaine : le viol comme arme de guerre ne date pas d’aujourd’hui. Rencontre avec Céline Bardet, juriste et enquêtrice criminelle internationale et fondatrice de l’ONG We are not weapons of war (WWoW).
ELLE.Quand on parle de violences sexuelles comme armes de guerre, on pense au viol, mais ce n’est pas tout…
Cécile Bardet. Les crimes internationaux (crimes de guerre, contre l’humanité, génocides) sont composés d’éléments constitutifs. Les violences sexuelles en font partie. Elles englobent tout ce qui a trait au viol, à la stérilisation forcée, à la grossesse forcée, à l’esclavage sexuel, à l’exaction en raison du genre. Toute exaction commise à l’encontre d’un civil ou d’un prisonnier dans le cadre d’un conflit international ou non est constitutif de crime de guerre, ce qui n’est pas le cas pour le crime contre l’humanité.
ELLE.À quelle période et dans quels conflits ont-elles commencé à être documentées ?
C.B. Les violences sexuelles dans les conflits ont toujours existé. Mais elles n’ont effectivement pas toujours été documentées. Lors de la Seconde Guerre mondiale, le procès de Nuremberg n’a pas traité cette question alors que l’on sait que des viols ont été commis, notamment par les forces alliées. La bascule importante s’est jouée dans les années 90 avec les conflits en Bosnie et au Rwanda.
ELLE. Ces violences sexuelles sont donc reconnues juridiquement…
C.B. Oui. Aujourd’hui, dans le statut de la Cour pénale internationale, les crimes de violences sexuelles sont clairement établis. Les tribunaux pour la Yougoslavie et pour le Rwanda définissaient déjà les violences sexuelles comme éléments de crime. Ces violences sont encadrées juridiquement depuis les années 90 avec la création des tribunaux pénaux internationaux.
« LE VIOL EST L’ARME D’HUMILIATION SUPRÊME »
ELLE. Ces violences ne concernent-elles que les femmes ?
C.B. Évidemment, les femmes et les filles sont les premières victimes de ces violences sexuelles, mais les hommes sont aussi touchés. Aujourd’hui, nous n’avons pas encore réussi à documenter de façon suffisamment importante le viol des hommes, aussi parce qu’il est beaucoup plus tabou. Au sein de WWoW, nous recueillons des témoignages d’hommes venus de Syrie, de Lybie, ou d’Ouganda, où ils sont notamment visés pour être des opposants politiques. Un homme violé en Lybie ne va pas en parler car c’est une honte.
ELLE. Vous confiez, dans un précédent entretien, que les viols sont une arme de règlement de compte et d’humiliation, c'est-à-dire ?
C.B. Le viol est l’arme d’humiliation suprême. Il s’agit d’une prise de pouvoir sur quelqu’un et son corps à travers ce qu’il a de plus intime. C’est une arme utilisée pour terroriser et humilier, c’est d’ailleurs la seule qui permet d’atteindre non seulement la victime mais aussi sa famille. Tout cela est lié à une grande fantasmagorie : on met la femme dans le rôle de la "putain" et on la souille. Quand on parle de viols dans les conflits, on ne parle pas de « pulsions sexuelles ». Il ne s’agit pas seulement d’un soldat qui arrive et qui viole une fille isolée : ces actes sont commis avec une extrême violence, devant un public… En Ukraine ou dans des pays d’Afrique, on a vu que le viol pouvait consister à introduire une bouteille dans le vagin. À travers cet acte, il y a une volonté de souiller toute une communauté, et de prouver à l’homme qu’il ne peut rien faire pour aider la femme dans des communautés où il a un rôle social encore plus marqué que chez nous.
ELLE. On parle beaucoup des violences sexuelles commises par l'armée russe en Ukraine…
C.B. Les violences sexuelles sont présentes dans tous les conflits aujourd’hui, mais il existe des contextes spécifiques. Quand on parle de l’Ukraine, les viols sont commis en très grande majorité à l’encontre des femmes, et ils sont effectivement liés au fait que l’armée russe, en elle-même, est une armée qui évolue dans un contexte de violences extrêmes. Les soldats eux-mêmes vivent une violence extrême au sein de l’armée car c’est comme cela qu’on considère cette institution dans le pays. Résultat : le degré de violence est presque dans leur ADN. Pour le moment, nous n’avons pas d’éléments qui démontrent des viols ordonnés en Ukraine de la part de l’armée russe, mais, en terme judiciaire, le fait de savoir que votre armée commet des viols et ne dit rien, voire l’encourage, c’est constitutif d’une responsabilité pénale de commandement. Quand une armée viole, c’est parce qu’on lui a fait comprendre qu’il n’y avait aucun problème dans le fait de commettre ce crime. En Lybie, nous avons des généraux qui ordonnent aux soldats de sortir toutes les filles d’un village et de les violer. Daesh aussi. Nous n’avons aucune preuve de cela en Ukraine.
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ELLE. Quand on enseigne les grands conflits à l’école, on parle des camps, parfois de la torture, mais jamais des violences sexuelles…
C.B. Nous sommes dans un système sociétal où l’on pense que parler des violences sexuelles, c’est parler de sexualité. Donc il y a un tabou autour de ce sujet et on estime qu’il ne faut pas en parler aux enfants. Néanmoins, les jeunes sont tout à fait en mesure de comprendre. La question n’est pas de savoir si une personne sortie d’un camp a plus ou moins souffert qu’une personne violée. Elle est d’en parler dans les deux cas. On pourra encore plus avancer sur la question du viol comme crime de guerre quand il y aura une prise de conscience sociétale.
ELLE. Le 7 octobre dernier, à la suite de l’attaque du Hamas en Israël, nous avons vu pour la première fois la violence sexuelle de nos propres yeux, à travers des vidéos de femmes dénudées, ou au pantalon couvert de sang…
C.B. L’attaque du 7 octobre acte deux nouveautés : le viol lors d’un combat et la violence sexuelle comme arme de communication. C’est un processus nouveau. Tout a été filmé puis diffusé. On pense notamment à la vidéo de cette femme dénudée à l’arrière d’un pick-up qui a fait le tour des réseaux sociaux. En vérité, des images d’agressions sexuelles ont déjà été diffusées, mais pas à cette ampleur. Notre société y prête simplement moins attention car elles viennent de pays africains.
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