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Fuite des nazis en Argentine : qu'attendre de l'ouverture des archives promise par Javier Milei ?

Auteur: Stéphanie TROUILLARD Source: www.france24.com
Avril 1, 2025 at 09:22
Le président argentin Javier Milei lors du discours annuel sur l'état de la nation, le 1er mars 2025, à Buenos Aires. AP - Rodrigo Abd
Le président argentin Javier Milei lors du discours annuel sur l'état de la nation, le 1er mars 2025, à Buenos Aires. AP - Rodrigo Abd

Le président argentin a annoncé que son pays allait déclassifier les archives gouvernementales liées à l'installation de criminels de guerre nazis en Argentine après la Seconde Guerre mondiale. Les historiens espèrent en savoir un peu plus sur cette fuite organisée. France 24 revient sur les motivations de ce coup d'éclat du chef d'État classé à l'extrême droite.


"Ces dossiers concernent des nazis qui ont cherché refuge en Argentine et ont été protégés pendant de nombreuses années. Ce sont des documents historiques qui doivent être accessibles au public". C'est par ces mots que Guillermo Francos, chef de cabinet du président argentin Javier Milei, a annoncé, lundi 24 mars, la déclassification de documents concernant les nazis qui ont fui vers l'Argentine après la Seconde Guerre mondiale.

Selon le quotidien national Clarin, cette décision fait suite à une rencontre qui a eu lieu quelques jours plus tôt entre le chef d'État et des responsable du Centre Simon Wiesenthal, qui porte le nom d'un célèbre chasseur de nazis et oeuvre contre l'antisémitisme. Ces derniers lui ont remis une lettre du sénateur républicain Chuck Grassley, membre du Comité judiciaire du Sénat américain, exhortant l'Argentine à coopérer dans une enquête sur des actifs bancaires détenus par des nazis. Les législateurs américains s'intéressent notamment à près de 100 comptes du Crédit Suisse liés à des nazis établis en Argentine après le conflit.

Lors d'une interview accordée au média Dnews, Guillermo Francos a expliqué que suite à cette réunion, le président argentin a "donné l'ordre que toute la documentation existant dans n'importe quel organisme d'État soit rendue publique afin que tout soit connu". "Il n'y a aucune raison de cacher des informations", a-t-il ajouté.

Le doyen associé du Centre Simon Wiesenthal (SWC), le rabbin Abraham Cooper, s'est réjoui de cette nouvelle auprès du quotidien The Times of Israel : "Alors que certains dirigeants précédents ont promis une coopération totale pour découvrir les dures vérités qui impliquaient le passé de l'Argentine, Milei est le premier à agir à la vitesse de l'éclair pour permettre au SWC de découvrir des pièces importantes du puzzle historique, en particulier en ce qui concerne l'implication (d'officiels argentins, NDLR) avec les nazis avant, pendant et après la Shoah".

 

Environ 5 000 criminels de guerre réfugiés en Argentine

D'après The Jewish Chronicle, les historiens estiment que l'Argentine a servi de refuge à environ 5000 criminels de guerre. Le plus connu d'entre eux est Adolf Eichmann, responsable logistique de la "solution finale", qui grâce à l'aide d'un évêque autrichien basé à Rome, Alois Hudal, a pu débarquer en 1950 à Buenos Aires sous le nom d'emprunt de Ricardo Klement, avant d'être enlevé par le Mossad et exfiltré vers Israël en 1960. Il a été condamné à mort puis pendu en 1962 près de Tel Aviv.

Le médecin SS d'Auschwitz-Birkenau Josef Mengele a aussi pu se réfugier en Argentine en juillet 1949 où il s'est inventé une nouvelle vie pendant dix ans. Celui qui était surnommé "L'ange de la mort" est finalement décédé au Brésil en 1979, lors d'une noyade accidentelle, sans jamais avoir été appréhendé. Le commandant SS Erich Priebke, responsable du massacre des fosses ardéatines en Italie, a également disposé d'un passeport de la Croix-Rouge établi au nom de "Otto Pape" pour pouvoir fuir en Argentine où il a vécu en homme libre pendant cinquante ans, jusqu'à son extradition par la justice italienne en 1995.

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La déclassification de ces archives devraient ainsi permettre d'en savoir plus sur les réseaux d'exfiltration nazis, appelés "ratlines" en anglais. Ces filières conduisaient principalement vers des abris sûrs en Amérique latine, notamment en Argentine, au Brésil, au Paraguay et au Chili, mais aussi au Proche-Orient, principalement en Égypte et en Syrie.

Comme le souligne The Jerusalem Post, les archives pourraient "fournir un aperçu plus approfondi de l’ampleur du soutien local qui a permis l’arrivée des nazis en fuite et leur protection". "Certains documents pourraient également révéler comment les États-Unis ont utilisé ces réseaux pour relocaliser secrètement des scientifiques nazis de l’autre côté de l’Atlantique, les enrôlant dans d’importants programmes de recherche militaire, médicale et spatiale", ajoute le journal israélien.

Le Buenos Aires Herald tempère toutefois cet espoir. Il rappelle qu'en 1992, le président de l'époque, Carlos Menem, avait déjà publié un décret déclassifiant les informations sur les activités des nazis allemands en Argentine. Au final, cette mesure s'était révélée très décevante. Elle n'avait concerné que sept dossiers n'apportant que peu d'informations sur cinq importants criminels de guerre nazis, comme l'avait détaillé dans un article le site Infobae. Ce n'est que sept ans plus tard, qu'une commission gouvernementale avait estimé qu'au moins 180 criminels de guerre nazis susceptibles d’être poursuivis en Europe avaient émigré en Argentine. Une liste n'incluait pas les nazis ne faisant pas l’objet d’accusations individuelles.

 

Un alignement sur les États-Unis

Certains observateurs se demandent ainsi quelles sont les réelles motivations du président argentin classé à l'extrême droite. Pour le Jérusalem Post, cette initiative du président Javier Milei "s’inscrit dans le cadre de son engagement plus large en faveur de la transparence du gouvernement et de la responsabilité historique". Le chef d'État a en effet annoncé dans le même temps la déclassification d'archives du renseignement portant sur la dernière dictature militaire, à l'occasion du 49e anniversaire du coup d'État de 1976.  

 

 

Spécialiste des études hispano-américaines, l'historienne Nadia Tahir estime pour sa part que cette décision a en réalité des ramifications internationales. "Elle intervient dans une dynamique politique où Javier Milei est complètement aligné avec Donald Trump", explique cette maîtresse de conférences à l'Université de Caen Normandie. "Le président américain a lui-même déclassifié récemment des documents", précise-t-elle en faisant allusion aux archives concernant l'assassinat de John Fitzgerald Kennedy. "Il ne faut pas non plus oublier que l'Argentin est actuellement en train de renégocier un emprunt avec le Fonds Monétaire International. Il y a plus d'opportunisme politique dans cet acte qu'une réelle volonté de soutenir une cause", insiste-t-elle.

 

Le conseiller du président américain Elon Musk tient une tronçonneuse offerte par le président argentin Javier Milei, lors de la Conférence d'action politique conservatrice, le 20 février 2025, à Oxon Hill, dans le Maryland.
Le conseiller du président américain Elon Musk tient une tronçonneuse offerte par le président argentin Javier Milei, lors de la Conférence d'action politique conservatrice, le 20 février 2025, à Oxon Hill, dans le Maryland. AP - Jose Luis Magana

Le journaliste Sam Meadows du magazine britannique The Spectator considère également que cette décision aurait été prise pour "approfondir les liens diplomatiques" entre l'Argentine et Israël. À l'image de son allié Donald Trump pour qui il ne cache pas son admiration, Javier Milei affiche son soutien à Benjamin Netanyahou dans le conflit israélo-palestinien. Il n'a pas hésité à décréter deux jours de deuil national, en février dernier, lors de la remise par le Hamas des corps des enfants israélo-argentins Ariel et Kfir Bibas, disant espérer que le groupe islamiste palestinien sera "réduit en cendres".  "Il a également exprimé son profond respect pour le peuple juif, dont quelque 200 000 membres vivent en Argentine", précise également Sam Meadows.

Le journaliste du Spectator estime aussi que cette décision pourrait avoir des visées de politique intérieure: "Il n'a jamais caché sa haine du péronisme et espère peut-être que la recherche de ces documents permettra d'approfondir l'enquête sur le rôle du fondateur du mouvement dans la fuite des criminels de guerre nazis vers l'Argentine". La plupart des criminels nazis ont en effet trouvé refuge en Argentine lors de la présidence de Juan Domingo Peron entre 1946 et 1955. Lors de sa campagne, Javier Milei n'a cessé de prendre pour cible les différentes forces politiques qui se sont revendiquées du péronisme et n'a depuis cessé de s'attaquer à ces symboles.

Pour l'historienne Nadia Tahir, la déclassification offre dans la même veine la possibilité de critiquer les récents gouvernements péronistes qui ont dirigé le pays de 2003 jusqu'en 2015, puis entre 2019 et 2023 : "Cela laisse entendre qu'ils se revendiquaient d'un homme qui a accueilli des nazis".

Des archives vidées de leurs employés

Du côté de l'opposition quelques voix, comme les membres de l'Espace de Mémoire et de Promotion et Défense des Droits de l'Homme, se sont fait entendre en Argentine pour dénoncer cette déclassification comme étant de "la pure "démagogie". Selon l'agence Nocitias Argentinas, ils n'ont pas manqué de souligner le futur échec de cette opération étant donné que le gouvernement de Javier Millei, connu pour sa tronçonneuse sabrant les dépenses de l'État, a "licencié tout le personnel spécialisé dans ce domaine" et que les "archives nationales de la mémoire sont désormais dirigées par Natalia Oriolo, une experte en cryptomonnaies".

L'historienne Nadia Tahir abonde dans le même sens. "Les archives historiques ont été touchées par des renvois de personnels et des non-renouvelements de contrat. Ce sont des endroits où n'y a presque plus personne et qui se maintiennent avec le minimum. C'est donc bien d'annoncer ces déclassifications, mais qui va se charger de les faire?", souligne-t-elle non sans ironie. "Par ailleurs, rien de concret n'a été annoncé. Aucun calendrier n'a été fixé. C'est vraiment un effet d'annonce".

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