Des États dépensent sans compter pour coller leur nom à celui des athlètes qui se défoncent sur leurs vélos, une tendance qui risque de prendre de l’ampleur dans les prochaines années et qui transforme la nature de cette compétition mythique.
En traversant la ligne d’arrivée sur les Champs Élysées dimanche prochain, la sensation slovène Tadej Pogacar pourrait rafler son quatrième Tour de France, une autre victoire autant pour lui que pour les Émirats arabes unis, pays où sont bafoués plusieurs droits de la personne, dont il est le porte-étendard.
Ses équipes, son salaire, l’équipement, c’est en grande partie cet État du Moyen-Orient qui les paie. Et quand il lève les bras, victorieux, à la fin d’une étape, Pogacar montre aussi au monde entier le logo de son équipe, UAE, pour Émirats arabes unis.
Au Tour de France, quatre équipes sont commanditées par des États. Pourquoi Israël, les Émirats arabes unis, le Royaume de Bahreïn et le Kazakhstan dépensent-ils des dizaines de millions de dollars chaque saison pour donner leur nom à une équipe de huit cyclistes de la Grande Boucle?
C’est avant tout pour redorer leur image, estime la professeure spécialisée en gouvernance sportive à l’Université d’Ottawa, Milena Parent. « On veut que la pureté, le lustre du sport vienne à nous, essentiellement, explique-t-elle. On appelle ça du "sportswashing" [blanchiment sportif]. »
Ces États sont critiqués par des organisations mondiales pour leur non-respect des droits fondamentaux. En s’associant à des athlètes, ils tentent de s’attirer les bonnes grâces de l’opinion publique.
« Tadej a un talent incroyable qui représente les Émirats arabes unis à merveille », vantait par exemple le président de l'équipe, Matar Suhail Al Yabhouni Al Dhaheri, lors de l'annonce du renouvellement du contrat de son cycliste vedette.
« On veut s’associer aux valeurs du Tour de France : des cyclistes qui travaillent fort, la persévérance, la tradition », ajoute pour sa part le vice-président du cabinet de relations publiques National, Paul Wilson.
« Leur présence ne saute pas aux yeux non plus, on ne voit pas de drapeaux, mais ils ont l'air de faire quelque chose de bien, de noble », explique-t-il. « Je pense que c’est habile pour ces pays-là. »
Et ces États ont choisi la tribune parfaite : le Tour de France est diffusé dans 190 pays et est regardé par des dizaines de millions de téléspectateurs de haut intérêt, « les hommes âgés de 30 à 65 ans, qui sont souvent mieux nantis et mieux éduqués ».
« Ce sont des gens qui ont une voix », explique M. Wilson. UAE-Emirates, Israel-Premier Tech, Bahrain Victorious et Astana (Kazakhstan) « s’incrustent dans leurs discussions, des discussions centrées sur le sport, donc positives, qui font fi des idées négatives sur ces pays ».
En parlant d’Israel-Premier Tech, pour qui pédalent les deux Canadiens en lice, « on a l’image d’un pays qui soutient une équipe qui veut gagner, qui compétitionne, et on ne parle plus de la guerre à Gaza », ajoute Milena Parent.
Cette équipe est d'ailleurs la propriété du Canado-Israélien Sylvan Adams, un homme d'affaires proche du premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou. Son équipe, assure-t-il dans les médias, n'est financée que très peu par l'État d'Israël.
L'entrepreneur d'origine montréalaise explique qu'il ne veut pas mêler sport et politique et dit plutôt faire de la « diplomatie douce ». M. Adams, qui se décrit comme un « ambassadeur autoproclamé d'Israël », ne cache cependant pas ses objectifs.
« Ma mission est de renforcer la notoriété internationale positive et la réputation mondiale d'Israël », a-t-il écrit-il dans le média Israel21c. « Notre image à l'étranger a pris un coup terrible, en raison de la propagande d'un ennemi très hostile, déterminé et organisé. Nous devrons trouver les moyens de mener cette guerre de la communication », déclare-t-il.
Politique de gradins
Tout porte à croire que d’autres pays pourraient sauter dans la mêlée au cours des prochaines années, selon la professeure Milena Parent, car la Grande Boucle n’est pas seulement une tribune de choix pour redorer son image. Elle est aussi un terrain fertile pour faire de la diplomatie et pour séduire des partenaires privés potentiels.
L’équipe de Bahreïn ne le cache pas du tout : alors qu’il enfilait le maillot à pois après la 15e étape, leur grimpeur Lenny Martinez portait fièrement une casquette sur laquelle on pouvait lire « Bahreïn, favorable aux affaires ».
D’autres pays expliquent qu’il s’agit d’une question de santé publique et que le fait d’investir dans le sport permet de maintenir leur population en santé.
Mais en réalité, « ils le font parce qu’ils veulent promouvoir un produit, et le produit, c’est leur pays » , croit Paul Wilson. « Ils veulent montrer qu’ils sont des pays propices aux investissements. »
On utilise la beauté de l'expression sportive afin de se montrer accueillant pour nos partenaires potentiels.
Une citation deMilena Parent, professeure spécialisée en gouvernance sportive à l’Université d’Ottawa
Comme un match de hockey ou de soccer, le Tour de France est l’endroit parfait où des dirigeants peuvent tenir des discussions informelles avec des homologues, indique-t-elle.
En faisant visiter la caravane de l’équipe ou en assistant à la course avec le personnel, « ces États ont trouvé une manière plus douce d’avoir une conversation et de faire avancer des dossiers ».
« Laisser tous les autres derrière »
Ces dernières années, de plus en plus d’équipes ont augmenté considérablement leurs budgets pour atteindre leurs objectifs. Tous les budgets sont permis pour avoir dans ses rangs les meilleurs équipements, les meilleurs coureurs et les meilleurs experts.
Ces investissements massifs « sont en train de modifier les structures et la nature du cyclisme et de bien d’autres sports », souligne Milena Parent. « On arrive à un point où des pays hyper riches vont laisser tous les autres derrière. »
Selon les estimations de plusieurs médias spécialisés, l’équipe des Émirats arabes unis serait celle qui dépense le plus parmi la vingtaine de groupes, ayant engagé près de 60 millions d’euros (environ 96 M$ CA) pour l'édition de 2024.
« Tous les coureurs de l’équipe UAE pourraient être des leaders pour de plus petites équipes », indique Paul Wilson. Des directeurs de plus petites équipes ont d’ailleurs souligné qu’il ne leur était plus possible de tenir tête aux équipes qui ont autant de moyens.
Un dilemme déchirant se pose alors aux cyclistes : la victoire ou l’éthique? « C’est un choix individuel, selon ce qui est le plus important pour l’athlète », estime Mme Parent.
« Le cycliste veut-il aller chercher le maillot jaune et être reconnu, pour quelques instants, comme le meilleur du monde dans sa discipline, ou accepte-t-il d’avoir plus de difficultés parce qu’il n’est pas d’accord avec ce que fait le commanditaire de l’équipe? »
Tadej Pogacar, lui, a choisi son camp. En octobre dernier, il s'était dit « extrêmement fier » de prolonger son contrat avec l'équipe UAE-Emirates. « Cette équipe me donne les meilleures chances de me battre pour des victoires et c'est exactement ce que je veux faire », avait-il lancé.
C’est facile pour des gérants d’estrade de dire qu’ils ne feraient jamais ça, mais pour un athlète qui s’entraîne, travaille et s’endette afin d'atteindre ses objectifs, la décision est moins claire quand quelqu’un lui offre de tout payer.
Une citation deMilena Parent, professeure spécialisée en gouvernance sportive à l’Université d’Ottawa
Pour Paul Wilson, une question se pose : « L’organisation du Tour de France devrait-elle refuser la présence de ces pays où la répression politique est évidente et connue de tous? »
La professeure Milena Parent a peu d’espoir que cela arrivera. « Le Tour de France est une corporation privée qui est là pour faire de l’argent », souligne-t-elle.
« Il faudrait que les gens arrêtent d’acheter, de visionner et de consommer ces sports-là. C'est la seule chose qui les ferait changer de tactique », avise-t-elle.