Néoconservateur sans complexe, inspirateur de l’invasion américaine de l’Irak, l’ancien vice-président, qui vient de s’éteindre, était devenu un farouche adversaire de Donald Trump.
Par Philippe Gélie
Le 6 janvier 2022, un an après l’assaut du Capitole par des hordes trumpistes, il ne s’était trouvé que deux républicains pour venir afficher leur désapprobation de cet épisode au Capitole : Liz Cheney, alors vice-présidente de la commission d’enquête mise sur pied par la Chambre des représentants, et son père, Dick Cheney, qui vient de s’éteindre à 84 ans. Quel improbable scénario – l’ancien vice-président de George W. Bush chaleureusement accueilli par des élus démocrates qui le vouaient naguère aux gémonies !
Pendant trois décennies, Richard Bruce Cheney avait été à Washington l’ennemi juré des « libéraux », au point d’être affublé du surnom de « Darth Vader », incarnation du « côté obscur de la force » dans Star Wars. Ce n’est pas le moindre exploit de Donald Trump de l’avoir fait pactiser avec ses ennemis d’une vie entière. « Il n’y a jamais eu, dans toute l’histoire de notre République, un individu aussi dangereux que Trump. C’est un lâche : un homme, un vrai, ne mentirait pas à ses supporteurs, assénait-il dans une vidéo de soutien à la campagne de Liz Cheney dans le Wyoming. Rien n’est plus important que de s’assurer qu’il ne retourne jamais dans le Bureau ovale ». Il était pourtant resté inaudible et sa fille avait été sèchement battue, symbole éloquent du basculement du Parti républicain dans le populisme MAGA (« Make America Great Again »).
Dick Cheney avait beau être fragile du cœur (il avait eu sa première crise cardiaque à l’âge de 37 ans, son premier quadruple pontage à 47 ans), il n’avait rien d’un enfant de chœur dans l’univers politique américain. Néoconservateur patenté, il avait une vision musclée du rôle de l’Amérique dans le monde et de celui du président dans la politique américaine. Le titre de ses ultimes mémoires, parues en 2015, en atteste : « Exceptional : Why the World needs a powerful America ». Secrétaire général de la Maison-Blanche sous Gerald Ford, puis secrétaire à la Défense de George H. W. Bush père durant la première guerre du Golfe en 1991, c’est surtout comme vice-président de George W. Bush fils qu’il allait donner sa pleine mesure, jouant un rôle décisif dans la décision américaine d’envahir l’Irak en 2003.
À lire aussi Vingt ans après, l’Amérique paie encore la facture de l’Irak
Au début, on avait cru que Richard B. Cheney ferait un partenaire idéal pour l’ancien gouverneur du Texas élu sur le fil. Mandaté pendant la campagne de 2000 pour lui trouver un vice-président, il avait accouché d’une définition de poste lui correspondant parfaitement. Expérimenté, conservateur sans complexe, cet excellent connaisseur des rouages washingtoniens allait sûrement éviter les gaffes à un héritier soupçonné de ne pas être tout à fait au niveau. Huit ans plus tard, le bilan serait jugé très sombre. Dick Cheney avait beau s’efforcer de ne pas laisser de traces, sa patte serait identifiée derrière tous les coups de force et tous les fiascos de la présidence Bush.
Ce qui devait être son atout maître – l’absence d’ambition politique et aucun désir de succéder au président – allait se transformer en handicap : au plus bas dans les sondages (à peine 13 % d’opinions favorables à la fin de son mandat), Cheney était jugé « toxique » au point d’avoir été qualifié de « pire vice-président de l’histoire » des États-Unis.
L’obsession du secret
En 2007, le Sénat américain avait menacé de priver Cheney de sa résidence officielle à l’Observatoire naval de Washington, de ses limousines blindées, de ses gardes du corps et de ses collaborateurs – dont personne ne connaissait le nombre exact. Ce geste de mauvaise humeur était une riposte à son refus de respecter la loi obligeant les membres de l’Administration à archiver tous leurs documents confidentiels. Mais Cheney avait l’obsession du secret. Chaque soir, il rangeait ses papiers dans les trois coffres de son bureau. Il inventa même une nouvelle classification, « SCI » pour «information sensible compartimentée».
« L’affaire Libby » fut typique de sa manière : mandaté pour détruire la crédibilité d’un critique de la guerre en Irak, son directeur de cabinet se retrouva inculpé de faux témoignage et d’obstruction à la justice. Condamné à trente mois de prison, Lewis Libby fut gracié par George W. Bush au terme d’une procédure opaque téléguidée par le vice-président.
En réponse à la requête d’une association de citoyens souhaitant savoir qui le vice-président recevait dans sa résidence officielle, il avait ordonné au Secret Service de détruire entièrement le registre des visites. Il ne répondit jamais aux demandes d’informations sur ses déplacements. Et lorsque les Archives nationales insistèrent pour avoir accès à ses documents, il proposa carrément de dissoudre l’institution en question. « Il est l’ennemi de l’intérieur », estimait alors Newsweek. « Il a privatisé la fonction de vice-président », déplorait le New York Times.
« L’équivalent politique d’un trou noir »
Après le 11 septembre 2001, le vice-président avait manœuvré pour autoriser la mise sur écoute des citoyens quels qu’ils soient. Il joua un rôle central dans le choix des méthodes d’interrogatoire « musclées » appliquées à Guantanamo – notamment le « waterboarding » (une simulation de noyade) – et il réussit à cacher leur existence pendant deux ans à tout le monde, même au secrétaire d’État de l’époque, Colin Powell, et à la conseillère à la sécurité nationale, Condoleezza Rice. Il intervenait sur tout, du choix des juges de la Cour suprême à la politique fiscale et même au programme spatial de la Nasa.
Rien d’ouvertement illégal, c’était là le problème de ses adversaires : souvent soupçonné d’avoir manipulé les données des services de renseignement dans la préparation de l’invasion de l’Irak, Cheney n’avait jamais été pris la main dans le sac. Certes, il s’était rendu à maintes reprises au siège de la CIA pour, croit-on savoir, mettre la pression sur les espions. Et l’on ne comptait plus ses allégations erronées sur les armes de destruction massive ou les liens supposés de Saddam avec al-Qaida. Mais aucun haut fonctionnaire ou agent de la CIA ne dénonça jamais, preuves à l’appui, un mensonge ou une manipulation délibérée.
Régler un vieux compte avec Saddam Hussein
Il ne fait cependant aucun doute que Dick Cheney fut une force déterminante pour convaincre Bush d’envahir l’Irak. À la fin de la première guerre du Golfe, destinée à chasser Saddam Hussein du Koweit, il avait plaidé auprès de George H. W. Bush père pour que les forces américaines remontent jusqu’à Bagdad et renversent le dictateur irakien. En vain. Il avait ensuite ruminé cet échec pendant de longues années à la tête du think-tank conservateur American Enterprise Institute durant la parenthèse Clinton. Les attaques du 11 septembre 2001 allaient lui donner le prétexte pour régler ces vieux comptes. Au passage, la société pétrolière Halliburton, qu’il avait présidée de 1995 à 2000, empocherait pour 16 milliards de dollars de contrats en Irak.
Une procédure en destitution (impeachment) fut déposée par quelques démocrates contre le vice-président, l’accusant d’avoir « manipulé les renseignements pour inventer la menace d’armes de destruction massive irakiennes », d’avoir « trompé les citoyens sur la prétendue relation entre l’Irak et al-Qaida » et de « menacer ouvertement l’Iran d’agression sans réelle menace contre les États-Unis ». Mais son procès ne fut jamais instruit.
La plus incisive – et cruelle – des descriptions de Dick Cheney revient sans nul doute à David Ignatius du Washington Post : « Aux yeux des observateurs extérieurs, notait-il à l’époque, Cheney est l’équivalent politique d’un trou noir, qui exerce une force puissante mais invisible et ne dégage ni lumière ni chaleur à même d’expliquer le processus de décision. »
Bio Express
1941 : naissance à Lincoln, Nebraska
1964 : épouse Lynne Vincent
1967 : diplômé de l’université du Wyoming, après avoir échoué à Yale
1975 : secrétaire général de la Maison-Blanche sous Gerald Ford
1978 : élu représentant du Wyoming
1989 : secrétaire à la Défense de George H. W. Bush
1995 : PDG de Halliburton
2000 : vice-président des États-Unis