Les États Unis

En Floride, les Haïtiens, traqués, se cachent la peur au ventre

Auteur: Romain Schué Source: Radio Canada
Avril 8, 2025 at 13:14
L'entrée du centre d'immigration de Miramar, en Floride  Photo : Radio-Canada / Karl Boulanger
L'entrée du centre d'immigration de Miramar, en Floride Photo : Radio-Canada / Karl Boulanger

Ciblée vigoureusement par Donald Trump, la communauté haïtienne de Floride vit dans un véritable climat de méfiance et de peur. Alors que les arrestations et les contrôles d’immigration se multiplient, des centaines de milliers de personnes voient désormais leur avenir menacé. Nombre d’entre elles prévoient rejoindre le Canada, leur seule lueur d’espoir.


Miami, Floride - Les mains tremblantes, Étienne remonte les manches de sa blouse noire. Il n’a pas eu le temps de se changer après une nuit à veiller auprès de personnes âgées dans un hospice du nord de Miami.

Vous voyez les marques de stress? dit-il, en décrivant les multiples rougeurs sur son bras, son cou et derrière ses oreilles. Ça a éclaté sur mon corps, car je n’ai pas d’issue.

Se cacher. Se méfier. Privilégier la discrétion. Tel est devenu le quotidien d’Étienne, un Haïtien d’une quarantaine d’années qui dispose, depuis trois ans, du statut de protection temporaire, le fameux TPS. Un statut accordé aux citoyens étrangers dont la sécurité est compromise dans leur pays d’origine.

 Cette voiture n’était pas là avant le retour de Trump , glisse-t-il à voix basse, en désignant le véhicule aux vitres teintées du shérif du comté, stationné, un agent à l’intérieur, à proximité de l’entrée d’un Walmart.

Regardez le parking, il est pratiquement vide. Tout le monde a peur, même les employés. Tous les immigrants ont peur, pas seulement les Haïtiens, insiste-t-il.

 

M. Trump veut expulser tout le monde. Mais je n’ai nulle part où aller. Je vis, je travaille ici. Je paie mes impôts ici.

Une citation deÉtienne, un immigrant d’origine haïtienne

 

Étienne n’avait qu’une condition pour nous rencontrer dans le stationnement de ce centre commercial de Fort Lauderdale : masquer sa véritable identité et utiliser un nom d’emprunt.

Comme tant d’autres Haïtiens installés en Floride, mais aussi ailleurs aux États-Unis depuis parfois de nombreuses années de manière tout à fait légale, ce futur père de famille vit désormais la peur au ventre. Dans l’angoisse d’une expulsion prochaine.

 Moi, lâche-t-il, l’air apeuré, je ne vais plus au restaurant. S’il y a un bal, je n’y vais pas. Parce que je sais qu’à n’importe quel moment, ICE peut arriver. Même si jusqu’à présent, je suis toujours légal [aux États-Unis].

 

Comme des centaines de milliers d’autres Haïtiens, Étienne voit son avenir menacé aux États-Unis.
Comme des centaines de milliers d’autres Haïtiens, Étienne voit son avenir menacé aux États-Unis. Photo : Radio-Canada / Karl Boulanger

 


L’expulsion comme menace

L’histoire d’Étienne ressemble à des milliers d’autres. Celle d’un professionnel, consultant et homme d’affaires bien nanti en Haïti, parlant parfaitement le français, l’anglais, l’espagnol et le créole, qui a dû quitter son pays. Par nécessité. Pour survivre.

J’ai travaillé pour des ONG. J’avais mon propre business. Puis, ma maison a été pillée par des gangs. On a essayé de me kidnapper. Je n’avais plus le choix, j’ai dû fuir.

Cette peur, Étienne pensait l’avoir laissée derrière lui après son arrivée en terre floridienne. Mais elle est soudainement réapparue fin janvier, avec son lot d’anxiété, après le retour au pouvoir de Donald Trump.

Tout en dénonçant ce qu’il nomme les illégaux et les criminels, le président républicain s’est aussi attaqué aux immigrants temporaires, munis d’une permission officielle pour vivre aux États-Unis.

 

Le président Donald Trump, le pouce levé, après une brève allocution le 3 avril 2025.
Le président Donald Trump, le 3 avril 2025, avant de quitter la Maison-Blanche à bord de l'hélicoptère Marine One. Photo : Getty Images / Andrew Harnik

Fin février, le département de la Sécurité intérieure, le même qui multiplie les publicités en ligne (nouvelle fenêtre) pour promouvoir les expulsions ordonnées par l’administration Trump, a annoncé abruptement qu’il lèvera le TPS le 3 août 2025 pour les membres de la communauté haïtienne.

La fin, potentielle, de l’aventure américaine pour environ 521 000 Haïtiens, qui, à l’instar d’Étienne, bénéficient actuellement de cette mesure de protection temporaire, en raison des guerres de gangs successives sur l’île caribéenne. Une décision similaire a été prise pour les immigrants vénézuéliens, détenteurs du même statut.

Il y a quelques jours, une autre décision politique a ajouté une couche de stupeur dans un bocal d’incertitude déjà bien garni.

Donald Trump a décidé d’enterrer un programme d’immigration humanitaire mis en place par son prédécesseur Joe Biden, qui a permis à environ 532 000 Haïtiens, Cubains, Nicaraguayens et Vénézuéliens, triés et choisis par l’administration fédérale, de venir légalement aux États-Unis au cours des derniers mois.

En lançant cette mesure spéciale à l’automne 2022, l’administration Biden souhaitait alléger la pression à la frontière entre le Mexique et les États-Unis, en permettant chaque mois à des milliers de migrants de postuler à distance, au moyen d'une application, pour venir travailler et s’installer aux États-Unis.

 

Paul-Christian Namphy dénonce l’impact des politiques migratoires américaines.
Paul-Christian Namphy dénonce l’impact des politiques migratoires américaines. Photo : Radio-Canada / Karl Boulanger

Une chasse aux sorcières

Fin mars, de nombreux migrants haïtiens ont donc été invités à consulter leur dossier, dans leur portail électronique. Une lettre les attendait. À moins d’obtenir un statut d’immigration différent, ils devront quitter les États-Unis d’ici le 24 avril.

Je ne sais pas quoi faire, répète Jean, qui a accepté de nous parler au téléphone à condition, là encore, de ne pas révéler sa véritable identité.

Devenu garde du corps en Floride, Jean est arrivé au printemps 2024 aux États-Unis, grâce à ce programme mis en place par l’administration démocrate. C’est terrible, murmure-t-il, en pleurs.

Je vais perdre la vie si je retourne en Haïti. Monsieur le président, écoutez-moi, aidez-moi s’il te plaît, supplie-t-il, en s’adressant à Donald Trump, tout en laissant entendre qu’il ne retournera pas volontairement dans son pays, préférant vivre comme sans-papiers.

 

Des immigrants légaux deviennent illégaux.

Une citation dePaul-Christian Namphy, directeur FANM

 

Derrière son habituel sourire, Paul-Christian Namphy est préoccupé. Comme jamais. Dans les 72 dernières heures, plus d’une douzaine de personnes m’ont appelé pour parler de ces lettres, explique le directeur de Family Action Network Movement (FANM), un organisme aidant particulièrement les femmes et les familles à faibles revenus.

[L’administration Trump] est en train de créer des immigrants illégaux. Elle est en train de créer ce problème et ce n’est pas du tout logique, assure-t-il.

À ses yeux, ce qui se passe actuellement en Floride et aux États-Unis n’est rien d’autre qu’une chasse aux sorcières.

Il n’y a pas d’autres mots, souligne-t-il. Quand ils parlent de leur purge d’immigrants, c’est un narratif raciste et anti-immigrants pour faire comprendre aux gens que, par la chasse aux immigrants, ils vont augmenter la sécurité des États-Unis.

 

Dans le quartier de la Petite Haïti à Miami, de nombreux commerces sont fermés ou déserts.
Dans le quartier de la Petite Haïti à Miami, de nombreux commerces sont fermés ou déserts. Photo : Radio-Canada / Romain Schué

Rues vides, commerces déserts, arrestations records

La Floride accueille la plus importante diaspora haïtienne des États-Unis, avec plus d’un demi-million de personnes aux statuts divers. Mais il suffit de se promener dans les rues et aux alentours du quartier de la Petite Haïti, à Miami, pour comprendre et constater cette appréhension collective.

Dimanche midi, alors qu’une messe de l'imposante église voisine se termine, les fidèles repartent en voiture. Rapidement. Sans traîner. Seuls quelques itinérants arpentent les trottoirs.

Assise devant son kiosque de souvenirs haïtiens, Farilia soupire. Il n’y a personne dans les rues. Les gens ont peur de sortir, indique-t-elle, tout en replaçant quelques bracelets sur la table de sa boutique mobile.

À ses côtés, les commerces ont baissé le rideau. Le centre culturel local, d’ordinaire bouillonnant, est désert. Derrière son comptoir, une dame tente de convaincre les rares passants de goûter à ses recettes de poisson frit. En vain.

 

Les gens restent cachés, chez eux. On sait que ICE peut nous arrêter, regarder les téléphones et les messages. C’est vraiment difficile.

Une citation deFarilia, vendeuse de souvenirs haïtiens

 

Assise devant sa boutique de souvenirs haïtiens, Farilia comprend la crainte des membres de sa communauté.
Assise devant sa boutique de souvenirs haïtiens, Farilia comprend la crainte des membres de sa communauté. Photo : Radio-Canada / Karl Boulanger

Farilia, elle, ne craint pas ICE. La fameuse police de l’immigration, celle dont on ne doit pas prononcer le nom trop fort. Celle qui pousse les ressortissants haïtiens, même légaux aux États-Unis, à faire preuve d’une discrétion extrême en ce moment.

Moi, clame-t-elle, je ne veux pas rester ici. La vie est difficile et chère. J’aime mon pays, je vais y retourner.

Si le nombre d’expulsions réellement menées par l’administration Trump reste flou, la quantité d'arrestations liées aux questions migratoires est quant à elle en forte hausse.

Dans les 50 premiers jours du retour au pouvoir du milliardaire de Mar-a-Lago, ICE a réalisé près de 33 000 interpellations dans le pays. C’est plus d’arrestations [...] que pendant toute l’année dernière sous l’administration précédente, s’est d’ailleurs vanté le Département de la Sécurité intérieure.

 

Un agent du Département de la Sécurité intérieure.
Un agent du Département de la Sécurité intérieure (Photo d'archives) Photo : Getty Images / David Dee Delgado

Si une partie de ces interpellations concerne des membres de groupes criminels (1155 personnes sur 32 809 arrestations), d’autres visent des familles et d’honnêtes travailleurs, décrit Tessa Petit, responsable d’une coalition de 85 organismes floridiens.

Personne ne veut un criminel chez soi. L’administration a utilisé le terme ''criminel'' pour gagner le soutien du public. Mais ce qui est en train de se passer n’a rien à voir avec des criminels. On retire des statuts à des gens qui n’ont commis aucun crime, estime la directrice de Florida Immigrant Coalition (FLIC).

 

Ce ne sont pas seulement les criminels qui sont visés, ce sont d’après moi les immigrants de couleur qui sont visés.

Une citation deTessa Petit, directrice de Florida Immigrant Coalition

 

Un changement dans la réglementation américaine, décidé par Donald Trump, permet désormais à ICE d’intervenir dans les écoles, les hôpitaux et les églises, rappelle-t-elle.

 

Les bancs de l’église Notre-Dame d'Haïti à Miami sont dégarnis depuis le retour au pouvoir de Donald Trump.
Les bancs de l’église Notre-Dame d'Haïti à Miami sont dégarnis depuis le retour au pouvoir de Donald Trump. Photo : Radio-Canada / Romain Schué

Les autorités floridiennes, d’allégeance républicaine, sont allées encore plus loin en permettant récemment à d’autres corps de police de suppléer ICE pour les contrôles d’immigration.

La Floride montre l'exemple aux États en matière de lutte contre l'immigration illégale et en collaborant avec l'administration Trump pour rétablir l'État de droita soutenu le gouverneur Ron de Santis (nouvelle fenêtre) pour justifier cette décision aux conséquences multiples.

On nous a informés, par des associations d’écoles, qu’il y a beaucoup d’absences dans les écoles élémentaires, reprend Tessa Petit. Des parents ont peur d’envoyer les enfants à l’école. Il y a tellement de changements dans les lois, tout le monde est confus, alors beaucoup restent chez eux.

Comme en 2017, dès les prémices du premier mandat du président Trump, un départ vers le Canada est donc à nouveau sur toutes les lèvres.

La question n’est pas de savoir s’ils vont venir au Canada, mais quand ils vont arriver, résume Tessa Petit, alors qu'un tel mouvement se matérialise déjà à la frontière.

 

C'est derrière les grilles du centre de l’immigration de Miramar, en Floride, que se décide l’avenir de nombreux migrants.
C'est derrière les grilles du centre de l’immigration de Miramar, en Floride, que se décide l’avenir de nombreux migrants. Photo : Radio-Canada / Romain Schué

Des ados pour remplacer les migrants

Devant les grilles du centre de l’immigration de Miramar, au nord de Miami, cette angoisse se lit sur les visages des dizaines de personnes faisant la file, en plein soleil, une convocation à la main.

Restez de l’autre côté du trottoir, lance un agent, arme à la ceinture, en nous invectivant vigoureusement et en nous forçant de rejoindre, quelques mètres plus loin, les proches des personnes convoquées, qui observent, de loin ou de derrière un buisson, ce qui va se passer.

Nous voyons des personnes qui entrent et qui ne ressortent même pas. Elles sont arrêtées, expulsées, et leur famille l’apprend 48 heures plus tard, regrette Tessa Petit.

Aux abords des chantiers de construction, autour de la grande région de Miami, cette peur collective s'illustre aussi en comptant le nombre incroyablement réduit d’employés.

Beaucoup de chantiers sont arrêtés, confirme Tessa Petit. Et si la situation se poursuit, imagine-t-elle, il y aura des changements dans l’économie de la Floride, que ce soit dans les aéroports, dans les centres médicaux ou dans le secteur du tourisme, car il y a beaucoup d’immigrants qui travaillent dans ces domaines.

 

FILE - Gov. Ron DeSantis speaks during a meeting with the state cabinet, at the Florida capitol in Tallahassee, Fla., Wednesday, March 5, 2025. (AP Photo/Rebecca Blackwell, File)
La Floride du gouverneur Ron DeSantis songe à assouplir les règles visant le travail des enfants. Photo : Associated Press / Rebecca Blackwell

L’État de la Floride a déjà prévu ce problème. Les élus républicains ont proposé une solution : assouplir les lois du travail pour les adolescents afin de permettre aux enfants, dès 14 ans, de travailler la nuit, après une journée d’école.

Jusqu’à présent, de telles pratiques sont proscrites, puisque les lois de l’État leur interdisent de travailler après 23 h ou avant 6 h 30.

Fin mars, ce projet de loi a été adopté par la commission du commerce et du tourisme du Sénat, par cinq voix contre quatre. D’autres instances vont désormais examiner cette proposition, qui soulève l’ire d’organismes floridiens.

C’est macabre, juge Paul-Christian Namphy, en ajoutant une pointe d’ironie. Ça prouve finalement l’utilité de la main-d’œuvre immigrante.

 

C’est surréaliste de voir qu’en 2025, on est en train de nuire aux immigrants et aux enfants.

Une citation dePaul-Christian Namphy, directeur FANM

 

C’est injuste, estime Tessa Petit. Nous savons déjà que ce sont les enfants de parents migrants, qui ne peuvent pas travailler, ou des communautés minoritaires, qui vont prendre ces emplois. L’éducation est pourtant primordiale; c’est dans l’intérêt des enfants, mais aussi dans l’intérêt de l’avenir de l’État et du pays.

De son côté, après quelques larmes versées au fil de notre discussion, Étienne tient à nous faire part d'un dernier sentiment.

« Venez, je vais vous montrer là où j'habite », annonce-t-il, avant de désigner un complexe de logements colorés.

Ici, raconte-t-il prudemment, on a eu une descente de ICE la semaine dernière. Qui était visé? On ne sait pas.

Dans le quartier, décrit-il, c’est comme la fin du monde.

Vous savez, on vient d’un pays carrément instable et invivable. Ici, on travaille dur. On pensait avoir un minimum de sécurité. Mais quand on vous dit que cette vie-là s'arrête maintenant, on est complètement paniqué. On est complètement fini.

Qu’allez-vous faire? Allez-vous rester en Floride malgré les risques?, lui demande-t-on.

J’ai des amis qui me disent come here, viens au Canada. J’y pense sincèrement. Il y en a beaucoup qui vont le faire, c’est certain.

Avec la collaboration d’Amélie Fortin

 

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