Côte d'Ivoire

Les Québécois, « cibles faciles » des brouteurs ivoiriens

Auteur: Romain Schué Source: Radio Canada
Septembre 19, 2025 at 09:37
Alvin est un ancien brouteur, le surnom donné aux spécialistes de la fraude amoureuse en Côte d’Ivoire.  Photo : Radio-Canada / Romain Schué
Alvin est un ancien brouteur, le surnom donné aux spécialistes de la fraude amoureuse en Côte d’Ivoire. Photo : Radio-Canada / Romain Schué

Un réseau criminel ivoirien a fait de l’arnaque amoureuse sa spécialité. Et le Québec est sa proie de choix. Enquête s’est rendue à Abidjan sur les traces de cette organisation aux méthodes sophistiquées.


ABIDJAN, CÔTE D’IVOIRE - « Et ce soir, vous en voulez une comment? Skinny? Avec des formes? On peut tout avoir ici. »

Pendant quelques secondes, la proposition de notre interlocuteur nous a surpris. Avant de comprendre le sens de cette question. Alors que la lune fait son apparition dans le ciel d’Abidjan, les activités de la nuit s’apprêtent à débuter, aux abords des maquis, cet espace extérieur dans lequel se regroupe généralement une clientèle festive.

Dans la commune populaire de Yopougon, l’une des plus pauvres de la métropole ivoirienne, la prostitution est une institution. Comme le broutage, une autre spécialité locale, qui génère, dans l’ombre, des millions de dollars en Côte d’Ivoire, l’un des plus importants pays francophones d’Afrique de l’Ouest.

L’homme à l’origine de cette offre est lui-même un spécialiste de l’arnaque amoureuse. Un brouteur, le surnom qu’on donne à ces escrocs créant de faux profils sur les réseaux sociaux pour soutirer des centaines, voire des milliers de dollars à leurs victimes, à l’autre bout du monde.

On dit qu’il y a 100 000 brouteurs ici. Mais c’est beaucoup plus, lance ce trentenaire bien habillé et au langage châtié, qui se fait appeler Alvin. Dans son quartier, les arnaqueurs de l’amour sont des professionnels, profitant de l’extrême numérisation de nos modes de vie pour gagner la leur. C’est un métier, assure-t-il.

 

La clef du broutage, c’est gagner la confiance, gagner l’amour et soutirer de l’argent.

Une citation deAlvin, un ex-brouteur

 

Fléau international, la fraude amoureuse a pris une ampleur considérable au Canada dans les dernières années. Un groupe criminel, surnommé par les autorités canadiennes le crime organisé africain, s’est même installé au Québec, comme l’a dévoilé l’émission Enquête de Radio-Canada.

Cette organisation sophistiquée est à la fois spécialisée dans la cybercriminalité, la création de faux documents, le blanchiment d’argent, mais aussi l’exportation de véhicules volés.

Les méthodes utilisées par ce réseau pour voler des milliers de dollars, Alvin les connaît bien. Durant des années, il a arnaqué de nombreux Québécois, avant, jure-t-il, de tourner la page après avoir vu la peine et le désespoir dans le visage de ses clients, le terme employé par ces arnaqueurs pour désigner leurs victimes.

Moi, mon rôle, c’était de draguer, de séduire, de mettre en confiance [les victimes], lâche-t-il. Si tu n’as pas leur confiance, si tu n’as pas l’amour, tu ne peux pas soutirer de l’argent.

 

Des enfants devant un ordinateur.
Les cybercafés d’Abidjan sont les repaires des arnaqueurs qui tentent de piéger des victimes canadiennes. Photo : Radio-Canada / Romain Schué

Alvin a débuté, comme tant d’autres de ses compatriotes, dans un cybercafé de Yopougon, au cœur d’Abidjan, devenue la capitale mondiale francophone de la fraude amoureuse.

À son actif, il compte des centaines de victimes, particulièrement françaises et québécoises. Certains se font beaucoup d’argent. J’en connais un qui a pris 700 000 euros.

Dans ce cybercafé vétuste, on croise toujours quelques adolescents au visage juvénile, pianotant sur des claviers d’un autre temps. Ils essaient de se choper des clients, détaille Alvin, qui n’a aucun doute sur ce qu’il se trame virtuellement.

Mais aujourd’hui, ceux qui prennent le broutage au sérieux le font chez eux, avec leur connexion Internet. C’est moins risqué, dit en souriant celui qui se fait également appeler boss, au gré de notre balade dans les rues avoisinantes.

 

Un homme marche dans la rue.
Une rue d'Abidjan en Côte d'Ivoire Photo : Radio-Canada / Romain Schué

Le Québec en ligne de mire

Il y a quelques années, la Côte d’Ivoire était loin derrière le Nigeria et le Ghana en matière de cybercriminalité. Là où il y avait le plus de cybercriminalité [en Afrique], c’était dans les pays anglophones, explique, assis sur une chaise en plastique dans la cour d’une école d’Abidjan, le criminologue Ladji Bamba.

Désormais, reprend ce maître de conférence de l'Université Félix-Houphouët-Boigny, la situation a considérablement évolué. Aujourd’hui, en tant que pays francophone, la Côte d’Ivoire bat tout cela. Ce qu’il se passe ici, c’est démentiel, clame ce professeur à la verve hors pair.

 

En un rien de temps, les jeunes Ivoiriens ont appris à maîtriser tous les contours [de ces fraudes].

Une citation deLadji Bamba, chercheur à l'Université Félix-Houphouët-Boigny

 

Alvin acquiesce lui aussi. Au fur et à mesure qu’on avance, ça s’améliore, confirme-t-il, avant de nous inviter à rencontrer le meilleur créateur de faux documents en tout genre du pays.

 

Un homme assis.
Ladji Bamba est criminologue et maître de conférence à l'Université Félix-Houphouët-Boigny d’Abidjan. Photo : Radio-Canada / Romain Schué

Derrière une bâtisse typique des quartiers pauvres d’Abidjan, simplement recouverte de tôle, notre guide nous présente son acolyte, un infographiste peureux, mais capable, selon ses dires, de créer en un rien de temps des faux passeports, des fausses pièces d’identité et des documents.

Ces contrefaçons professionnelles leur permettent de fabriquer une histoire crédible, appelée un format par les criminels ivoiriens. Parmi ces documents, on retrouve des factures d’hôpital, de téléphone ou d’hôtel à régler en urgence, un contrat notarié ou encore un testament, afin de jouer la corde des émotions.

Tu as besoin de ces preuves, d’un papier pour mettre en confiance [la victime]. Ça participe au scénario fictif qu’on construit, développe Alvin.

Ces fausses identités servent aussi à des complices installés au Québec pour ouvrir de multiples comptes bancaires canadiens afin de faire transiter et blanchir l’argent de la fraude sans éveiller les soupçons des autorités et des institutions financières. De faux permis de conduire québécois ou des cartes d’assurance maladie peuvent ainsi être fabriqués à des milliers de kilomètres de Montréal.

 

Une affiche dans les rues
Dans les rues d'Abidjan, il y a de nombreuses affiches proposant de venir au Canada. Photo : Radio-Canada / Romain Schué

Les Canadiens « paient facilement »

Après avoir longtemps privilégié le vieux continent européen, particulièrement la France, ces fraudeurs francophones professionnels ont jeté leur dévolu sur le Québec.

Lorsqu’on a des clients français, on est jaloux de ceux qui ont des clients canadiens, assure, très sérieusement, Alvin. Devant notre mine surprise, il sourit. Je ne sais pas pourquoi, mais les clients canadiens, ce sont les plus faciles.

 

Le client français, c’est un peu comme un africain. C’est compliqué de lui soutirer de l’argent. Les Canadiens sont moins méfiants, ils posent moins de questions.

Une citation deAlvin, un ex-brouteur

 

Les Canadiens paient facilement, soutient-il. Donc, la majorité des brouteurs, qui restent en Côte d’Ivoire, fixent le Canada. On veille la nuit [en raison du décalage horaire] pour discuter avec notre client.

 

Un arbre est au bout d'un terrain de soccer.
Pour « envoûter » leurs victimes, les arnaqueurs ivoiriens enterrent des photos sous cet « arbre des sacrifices », avec l’aide d’incantations d’un marabout. Photo : Radio-Canada / Romain Schué

Arbre des sacrifices et marabouts

La visite se poursuit au bout d’un terrain de soccer ensablé, entouré de quelques constructions abandonnées, où trône un fromager, une espèce végétale géante répandue en Côte d’Ivoire, imposante et verdoyante.

Le marabout nous donne rendez-vous ici, le soir, devant cet arbre des sacrifices pour envoûter les blancs, révèle Alvin. Si le client n’envoie pas d’argent, on enterre sa photo au pied de l’arbre.

Puis, poursuit-il, le marabout décrit la somme limite qu’on peut lui demander. Il a le don de savoir ce que le Blanc peut t’envoyer.

Parfois, outre ces incantations mystiques, des cheveux sont ajoutés à l’offrande. On peut acheter des cheveux canadiens dans des marchés. Les coiffeurs font des deals avec les marabouts. Ça permet de lancer un sort, pour que le client ne résiste pas.

 

Vue d'Abidjan.
Abidjan est la capitale économique et la plus grande ville de la Côte d'Ivoire. Photo : Radio-Canada / Romain Schué

La « dette coloniale » comme justification

Si Alvin a débuté dans ce métier, c’est avant tout, clame-t-il, par amour. Non pas pour trouver l’âme sœur à des milliers de kilomètres d’Abidjan, mais pour répondre aux besoins d’une prétendante, qui serait, selon ses dires, trop vénale.

J’avais une situation précaire et je voulais de l’argent pour gagner [son amour]. Moi, je suis un lover, j’aime l’amour. C’est à cause de l’amour que je suis rentré dans le broutage, précise-t-il, avec conviction.

Mais ce n’est pas le cas de tous ses anciens acolytes. En Côte d’Ivoire, l’argument de la dette coloniale revient avec aplomb. C’est ce qui donne la force à la majorité des brouteurs, soutient-il. Il y a des années, des Blancs ont profité des richesses ivoiriennes, de la terre, de l’or, donc ils méritent de payer maintenant.

Même des parents disent à leurs enfants : tant que ce sont des Blancs que vous escroquez, de belles familles, ça marche. Les enfants qui arrivent à leur soutirer de l’argent, ils vont en donner à leurs parents. C’est une vengeance, une revanche de la dette coloniale, ajoute-t-il.

 

Un fraudeur montre des billets de banque.
Exhiber l’argent volé à leurs victimes est une marque de fabrique des fraudeurs ivoiriens. Photo : Photo issue d'un dossier judiciaire

Un sujet difficile, selon le gouvernement ivoirien

Dans un maquis, un espace extérieur pour manger sur le pouce ou se détendre une bière locale à la main, nous montrons à Alvin des photos et des vidéos de criminels ivoiriens, installés au Québec, qui exhibent leur richesse ou l’argent volé à leurs victimes sur les réseaux sociaux.

C’est ce qu’on appelle le "travaillement". Montrer qu’on a de l’argent. Je l’ai fait moi aussi. C’est une signature des brouteurs, souligne-t-il. « On ne fait pas le broutage pour se cacher. »

En Côte d’Ivoire, le broutage est d’ailleurs, depuis longtemps, une religion pratiquée au grand jour. Des artistes de coupé-décalé, un genre musical très populaire dans les pays d’Afrique subsahariens, chantent même le nom des fraudeurs les plus célèbres.

Pressé par les pays occidentaux, qui lui reprochent un laxisme dans la lutte contre la fraude en ligne et le blanchiment d’argent, le gouvernement ivoirien a décidé de serrer la vis. Du moins publiquement. Une police spéciale, la Plateforme de lutte contre la cybercriminalité (PLCC), a vu le jour il y a une dizaine d’années.

Si celle-ci vante ses actions sur ses réseaux sociaux en publiant des photos de brouteurs arrêtés, il est difficile d’avoir un bilan global de ses activités dans sa lutte contre ce fléau mondial. Malgré de multiples demandes, les autorités ivoiriennes ont refusé de répondre aux questions de Radio-Canada.

C’est un sujet un peu difficile, nous a indiqué une représentante du ministère de l’Intérieur et de la Sécurité, tout en nous reprochant d’enquêter sur un tel sujet.

La police, ça dérange le travail, reconnaît Alvin. Mais ce qui fait plaisir, c’est qu’il y a des policiers corrompus. Quand ils nous attrapent, il suffit de donner quelques billets. C’est tout.

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