La mémoire du séisme en Haïti encore vive, 15 ans après la tragédie
12 janvier 2010, 16 h 53. Un violent tremblement de terre d’une magnitude 7,3 se déclenche à 25 km de la capitale haïtienne, Port-au-Prince. Le bilan est dévastateur : 280 000 morts, 300 000 blessés et 1,3 million de sans-abris. Le pays caribéen, 15 ans plus tard, porte encore les cicatrices, psychologiques et structurelles, de cette tragédie.
Les corps mutilés qui jonchent le sol. Les bâtiments pliés en accordéon. Un nuage de poussière qui voile l'horizon. Le chaos des gens qui courent dans tous les sens.
C’est ainsi que Pierre André Pagé, à l’époque médecin bénévole à l’hôpital Sainte-Croix, à Léogane, se souvient des premiers instants qui ont suivi la secousse de 35 secondes qui frappe la perle des Antilles.
Tout le monde était sous le choc, j'étais vraiment paniqué.
Lui et son équipe s’affairent immédiatement à sortir des décombres les blessés, mais l'affaissement d’une partie de l'hôpital et le manque de matériel médical compliquent l'octroi des soins. On a suturé, on a mis des attelles, mais on a fait des attelles avec des cartons, avec des morceaux de bois, avec tout ce qu'on pouvait trouver, relate-t-il.
On avait un sentiment d'impuissance, de voir des personnes qui mouraient par manque de matériel, sachant qu'on était formés pour sauver des vies.
Une citation de Pierre André Pagé, médecin bénévole à l’hôpital Sainte-Croix en 2010
Je me rappelle exactement ce que je faisais. Quand j'ai appris la nouvelle, j'étais sur l'avenue du Parc, témoigne pour sa part Paulson Pierre Philippe, qui vivait à Montréal depuis une dizaine d'années au moment du séisme.
Après trois jours sans nouvelles de ses parents, il fait le voyage jusqu'à Port-au-Prince : un périple ardu, puisque les liaisons aériennes directes sont rompues. Il réussit finalement à traverser à pied la frontière haïtienne à partir de la République dominicaine.
Je suis rentré à Port-au-Prince en motocyclette, et c'est là que j'ai commencé à voir l'horreur de ce que c'est qu'un tremblement de terre, se remémore-t-il. Des montagnes de corps empilés sur les trottoirs et dans les terres. L'odeur des corps en décomposition.
L'odeur de la mort, ça reste longtemps, longtemps. Même quand l'odeur n'est pas présente, vous la sentez encore, parce que ça vous colle à la peau, ça vous colle à la mémoire. C'est indescriptible.
Une citation de Paulson Pierre Philippe, consultant en relations internationales et Haïtien d'origine
Dans le chaos, il retrouve finalement ses parents sains et saufs. Son séjour, qui devait initialement durer deux semaines, se prolongera jusqu'à quatre mois pour aider avec les efforts de reconstruction.
Depuis cette expérience, je ne suis plus le même homme. Depuis, je suis totalement transformé tant sur le plan personnel que sur le plan professionnel, raconte celui qui est aujourd'hui consultant en relations internationales.
Des séquelles psychologiques profondes
Le traumatisme du séisme, autant sur le plan personnel que collectif, laisse encore sa trace indélébile chez les survivants, dont plusieurs souffrent d’un stress post-traumatique.
Pierre André Pagé décrit carrément la date anniversaire du 12 janvier comme un cauchemar.
À chaque fois qu'on voit que le 12 janvier approche, ça nous évoque des souvenirs de tout ce qu'on a vu. On voit même le visage des personnes.
Une citation de Pierre André Pagé, médecin bénévole à l’hôpital Sainte-Croix en 2010
Ivanoh Demers, qui était à l'époque photojournaliste pour le journal La Presse, a également survécu au séisme, et évoque une journée très dure. Toutes les années, c'est pareil, on se rappelle la journée. On se rappelle des conséquences. [...] Il y a eu des années que c'était très difficile psychologiquement. Les séquelles sont fortes. Aujourd'hui, je vais bien, mais ça a été difficile, explique celui qui est aujourd'hui à l'emploi de Radio-Canada.
Après avoir échappé à l'effondrement de son hôtel en 2010, le photojournaliste dit s’être senti comme Superman. J'ai eu une période d'adrénaline extrêmement inhabituelle, se rappelle-t-il.
Ses images captées dans les heures suivant le séisme font le tour du monde, dont l’une d'entre elles est reprise à la une du magazine Time.
Mais après trois jours à être sur le terrain à photographier les impacts du séisme, l'ampleur du désastre le rattrape. Le choc post-traumatique le paralyse, et il se résigne à quitter le pays six jours après le tremblement de terre. Pendant des années, les flashbacks des horreurs dont il a été témoin le suivront.
C'était dur, c'était insupportable. Le lendemain [du séisme], dans les rues, je ne vous décrirai pas les scènes, mais il y avait des morts partout. [...] On est marqué à vie, on ne s'en sort pas.
Une citation de Ivanoh Demers, photojournaliste à Radio-Canada
Le recueillement, quinze ans plus tard
À la Maison d'Haïti à Montréal, la force du groupe panse les blessures du traumatisme. Comme chaque année, l’organisme se prépare à commémorer dimanche le triste anniversaire du séisme.
C'est comme un rituel. On se rencontre juste pour ne pas être seul ce jour-là. Des drames comme ça, on n'oublie pas, dit la directrice générale, Marjorie Villefranche.
C'est très simple ce qu'on fait, on allume les bougies, on observe une minute de silence. On lit des poèmes. On cite les noms des gens disparus. On mange ensemble. C'est très simple et très doux. Et je pense que les gens ont besoin de cette douceur ce jour-là.
Une citation de Marjorie Villefranche, directrice générale de la Maison d'HaïtiQuinze ans après le drame, la directrice de l'organisme qui vient en aide à la diaspora haïtienne dresse un bilan en demi-teinte. Il y a de tristes histoires et de très belles histoires en même temps. [...] Je vois des histoires de jeunes qui sont arrivés il y a 15 ans qui n'avaient rien et qui maintenant sont revenus me voir parce qu'ils sont au doctorat, et d'autres qui ne s'en remettent pas et qui n'arrivent pas à s'en sortir.
Une aide internationale inefficace?
En 2010, les images du pays, en pleine crise humanitaire après le séisme, choquent la communauté internationale. Se mobilisent une trentaine de pays, l’ONU et des ONG, ces dernières ayant récolté des milliards de dollars en dons. À lui seul, le gouvernement canadien a donné plus de deux milliards de dollars.
Or, cette assistance humanitaire et ces efforts de reconstruction se sont avérés peu coordonnés et efficaces, selon des observateurs.dcd
Oui, il y a de l'argent qui a été donné à de grandes ONG qui employaient beaucoup de personnes, mais la communauté haïtienne sur le terrain n’a pas vu cet argent-là. Et les organisations [locales] qui auraient pu bénéficier d’un apprentissage, d'un transfert de connaissances, n’ont pas pu vivre ça, déplore Dominique Anglade, ex-cheffe du Parti libéral du Québec qui a perdu ses parents dans le tremblement de terre.
Ça a été de l’argent donné à des gens qui sont venus aider et qui sont repartis sans vraiment bâtir sur le long terme.
Une citation de Dominique Anglade, ex-cheffe du Parti libéral du Québec
De surcroît, le séisme a porté un coup dur à l’État haïtien, déjà vacillant. Environ 20 % des fonctionnaires sont morts et les bureaux d'une quinzaine de ministères ont été détruits.
On a perdu nos repères : la cathédrale de Port-au-Prince, le palais de justice, l'université d'État... On était vraiment dans les ruines après. Mais on n’a pas reconstruit. Nous restons depuis 2010 une capitale largement sinistrée, déplore l'écrivaine et journaliste Emmelie Prophète, qui a aussi été ministre haïtienne de la Culture et ministre de la Justice entre 2022 et 2024.
Ce qui m'a choqué énormément, plusieurs mois d'ailleurs après le tremblement de terre, c'était de voir détruit ce qui restait du Palais national. Parce que le Palais national, c'est un symbole extraordinaire. La présidence, c'est le symbole de la souveraineté. J'espérais qu'il serait reconstruit, et il n'a jamais été reconstruit.
Une citation de Emmelie Prophète, ancienne ministre haïtienne, écrivaine et journaliste
Un pays affaibli, aux mains des gangs armées
Cette instabilité après le séisme a créé un cocktail parfait pour la prolifération des gangs armés en Haïti, qui contrôlent aujourd'hui plus de la moitié du territoire national et 80 % de la capitale.
Les gangs, c’est une conséquence notamment du séisme. Et pas juste du séisme : aussi de tous les événements qui se produisent depuis, parce qu’il y a eu des cyclones, des tempêtes, un nouveau séisme. Être incapable de se relever et de toujours être frappé par quelque chose d’autre, ça ouvre la voie à une criminalité, estime Mme Anglade, qui a cofondé l'organisme KANPE qui vient en aide aux familles haïtiennes.
Haïti est ainsi englué depuis des années dans une profonde crise économique, sécuritaire et politique. L’assassinat du président Jovenel Moïse en juillet 2021 a aggravé la situation. Son successeur contesté, Ariel Henry, a démissionné en avril 2024, et le gouvernement de transition désormais en place prévoit des élections en février 2026.
Qui plus est, quelque 5600 personnes ont été tuées en Haïti en 2024, alors qu’une mission soutenue par l’ONU et dirigée par le Kenya s’efforce de contenir la violence rampante des gangs.
Le nombre de meurtres a ainsi bondi de plus de 20 % par rapport à l’année 2023, selon le Bureau des droits de l’homme des Nations unies. En outre, plus de 2200 personnes ont été blessées et près de 1500 ont été enlevées.
C'est clair que ces élections [prévues en 2026] ne peuvent pas se tenir dans un contexte aussi difficile d'insécurité et de massacres. [...]. Ce sont des événements qui s'enchaînent, les uns plus malheureux que les autres, et qui annihilent l'espoir.
Une citation de Emmelie Prophète, ancienne ministre haïtienne, écrivaine et journaliste
Quelles solutions sont donc prônées aujourd’hui pour redresser Haïti? Dominique Anglade, qui dénonce le manque de volonté politique internationale, appelle à davantage d'effectifs pour venir en aide à la police nationale d'Haïti et à une réponse coordonnée pour freiner le trafic illégal d’armes qui entrent dans le pays.
La coopération internationale, de façon qu’elle est pensée depuis les 30, 40 dernières années, est totalement dépassée par rapport à la réalité actuelle, estime pour sa part le consultant en relations internationales Paulson Pierre Philippe.
Haïti a un gros problème de gouvernance et tant que l’aide internationale ne conçoit pas qu'il faudrait aider aussi à changer les problèmes de gouvernance, dont essentiellement les problèmes de corruption, je pense que c'est peine perdue, poursuit-il.
Marjorie Villefranche, de la Maison d'Haïti, craint pour sa part que le pays subisse un assistanat permanent.
Avec les informations d’Élyse Allard, de Vincent Rességuier et de l’Agence France-Presse
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