Dans le gratte-ciel le plus étroit du monde

Surplombant Manhattan, la Steinway Tower repousse les limites de l’architecture et de l'ingénierie. Une équipe de Découverte l’a visitée.
Elle n’a que trois ans, mais déjà, c’est une icône. La Steinway Tower, à New York, est le gratte-ciel le plus étroit du monde. Située à quelques pas de Central Park, cette prouesse architecturale s’élève sur 84 étages.
Ce matin, notre équipe a rendez-vous pour la visiter. Comme guides, nous pourrons compter sur deux ingénieurs et un architecte qui ont signé sa conception.
De l’extérieur, la silhouette de la Steinway Tower impressionne. Notre bureau, SHoP Architects, ne crée pas de simples cubes de verre froids et impersonnels, insiste l'architecte Scot Teti.

En effet, le gratte-ciel n’est pas rectiligne.
Du côté sud, les étages supérieurs sont plus étroits que les précédents. Ils esquissent le profil d’un escalier céleste.
C’est en hommage à l’Empire State Building et au Chrysler Building, explique l’architecte. Eux aussi ont une silhouette en escalier.

Au 111 57e Rue Ouest – l’adresse de la Steinway Tower –, la façade n’a rien d’une construction moderne.
On se retrouve plutôt devant un édifice patrimonial, construit dans les années 1920. C’est le Steinway Hall, ancien siège social du célèbre fabricant de pianos.

Lorsque le promoteur immobilier nous a approchés en 2013 pour construire ici, on s’est gratté la tête, se rappelle Scot Teti.

C’était évidemment impossible de détruire cet immeuble patrimonial, et la parcelle de terrain qui était libre derrière le Steinway Hall était minuscule.
Pour s’élever sur ce mouchoir de poche, l’équipe de Scot Teti a conçu une tour de 435 mètres de hauteur, mais dont l’emprise au sol ne fait que 18 mètres de largeur. Un ratio de 24 pour 1.
Du jamais-vu!
Bâtir l’impossible
S’assurer qu’un tel gratte-ciel puisse tenir debout, c’était le boulot de Silvian Marcus.
Cet ingénieur en structure est une sommité dans le monde de l’immobilier à New York. Son équipe du cabinet WSP a signé les plans d’ingénierie des plus hautes tours de la ville, que ce soit le One World Trade Center ou les gratte-ciel supertalls (plus haut que l’Empire State Building) qui composent l’allée des milliardaires – cette zone de Manhattan, au sud de Central Park, connue pour ses gratte-ciel résidentiels ultra hauts et ultra luxueux.

Plus une tour est mince, plus c’est difficile de garantir sa stabilité, souligne l’ingénieur qui compte une cinquantaine d’années d’expérience.
La première étape, c’était d’ancrer solidement la tour au sol. On a installé 192 ancrages dans le roc, jusqu’à 25 mètres de profondeur, explique Silvian Marcus. Ce sont comme les racines d’un arbre. En cas de vents violents, elles empêchent l'édifice de se renverser.
Le moment est venu de visiter l’intérieur. Mais n’entre pas qui veut dans la Steinway Tower. Les acheteurs, qui paient jusqu'à 110 millions de dollars américains pour y habiter, n’ont pas envie de croiser des journalistes dans l’ascenseur. Heureusement pour nous, Silvian Marcus n’a pas l’habitude de se faire dire non. Il lui suffit de quelques coups de fil pour que les portes s’ouvrent.
L’entrée se fait par le Steinway Hall, entièrement restauré et maintenant intégré au gratte-ciel.
On pénètre ensuite dans la nouvelle tour pour prendre l’ascenseur, qui file jusqu’au 82e étage.
Les portes s’ouvrent directement dans un appartement qui occupe deux étages entiers. Cette unité n’est pas encore vendue.

Ce qui frappe immédiatement, c’est la vue spectaculaire sur Central Park qu’on a à partir du salon. La façade nord est entièrement vitrée pour en mettre plein les yeux.
Idem pour la façade sud. De ce côté, c’est la vue sur l'Empire State Building et les nouvelles tours de Midtown Manhattan qui s’offrent à nous.
On a réduit les éléments structuraux à l'essentiel pour ne pas obstruer les vues, souligne Silvian Marcus.
L’ossature de l’édifice est composée des façades est et ouest ainsi que du noyau central, où se trouvent les ascenseurs. Ce sont des murs de deux mètres d'épaisseur. Les ingénieurs ont également augmenté l’épaisseur des planchers pour ajouter de la masse au bâtiment et lui permettre de résister au vent.
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L'épreuve du vent
Le vent, c’est l’ennemi numéro un des architectes et des ingénieurs qui conçoivent les gratte-ciel supertalls. C’est ici qu’entre en scène l’ingénieur canadien Derek Kelly, de la firme RWDI. Dans sa soufflerie, située à Guelph, en Ontario, il a testé l’aérodynamique des tours les plus hautes du monde, que ce soit le Burj Khalifa, à Dubaï, ou le One World Trade Center, à New York.
La Steinway Tower n’a pas fait exception. L’équipe de Derek Kelly l’a reproduite à échelle réduite (1:400). Elle a aussi fabriqué des maquettes de tous les bâtiments qui l’entourent. Les ingénieurs ont ensuite simulé un épisode de vents violents dans la soufflerie.

La première version de la tour proposée par les architectes n’avait pas une très bonne performance sur le plan aérodynamique, dit Derek Kelly. Alors on a travaillé ensemble pour remodeler le bâtiment.
Aux étages supérieurs, si l’aérodynamique n’est pas bien contrôlée, les oscillations du bâtiment peuvent poser problème. Les mouvements peuvent affecter l'oreille interne et provoquer des sensations similaires au mal de mer ou au vertige. Les gens qui achètent ce type d’appartement sont extrêmement exigeants, note Silvian Marcus. Ils ne veulent rien sentir.
Pour réduire l’emprise du vent sur le gratte-ciel, Derek Kelly a proposé de laisser trois étages complètement ouverts, vers le haut de la tour. C’est un peu comme si on faisait des trous dans la voile d’un navire.
Pour le sommet, les ingénieurs et les architectes ont conçu ce qu’ils appellent une couronne. Elle brise la formation des vortex et les rend moins puissants, explique Derek Kelly.

Un contrepoids géant
La journée de notre visite, les vents frisent les 45 kilomètres à l’heure sur Manhattan. Dans l’appartement du 82e étage, on ne détecte aucun mouvement. Notre équipe monte quelques étages plus haut, au-dessus des derniers appartements, pour découvrir un autre secret de cette étonnante stabilité.
C’est ici que se trouve l’amortisseur de masse, une immense structure d’acier dont le rôle est de contrebalancer les mouvements du bâtiment. Il fonctionne comme un pendule géant qui oscille à la fréquence opposée des mouvements du bâtiment.

Cette structure a été entièrement conçue et construite en Ontario par la firme d’ingénierie Motioneering et son partenaire, le fabricant A&H. Ensemble, ils ont fabriqué des amortisseurs de masse pour des gratte-ciel dans le monde entier, dont la célèbre boule d’acier qui se trouve au sommet de la tour Taipei 101.
Celui de la Steinway Tower a causé quelques maux de tête aux ingénieurs.

Le bâtiment se rétrécit beaucoup vers le sommet, ce qui fait que la surface des étages est très petite, explique l’ingénieur Andy Smith, directeur technique chez Montioneering. Notre amortisseur pèse 800 tonnes et il doit osciller de plus d'un mètre et demi dans chaque direction. On n’avait pas beaucoup de marge.
À Manhattan, la course vers le ciel est loin d’être terminée. Dans les mois qui viennent, Derek Kelly prévoit de tester huit nouveaux supertalls new-yorkais dans sa soufflerie. On a rarement été aussi occupés, dit-il, avant de redescendre vers le rez-de-chaussée pour courir à son prochain rendez-vous.
Scot Teti reste avec nous quelques minutes encore pour admirer la vue à partir de l’appartement du 82e étage. Il y a un dicton amusant qui dit que New York sera formidable une fois qu’ils auront terminé de la construire, rappelle-t-il. On n’a pas encore fini.